Notre journaliste Alain Brunet a rencontré Prince en 1996 aux studios Paisley Park. Relisez son entrevue.

Jeudi, 17h30. Quarante-huit heures après la gigantesque bamboula médiatique donnée par The Artist Formerly Known as Prince (TAFKAP pour les intimes) pour lancer son triple c.d. Emancipation, le calme est revenu aux studios Paisley Park. L'interview prévue avec le fameux animal qui, voilà quelques années déjà, a troqué son nom de scène pour un hiéroglyphe, est décalée d'environ une heure. Me précèdent le reporter du magazine britannique The Face ainsi que celui du quotidien français Le Monde. Et puis ce sera le tour de La Presse. Mais si.Les restrictions sont claires: il n'est aucunement question d'enregistrer la conversation, papier et crayons de mise.

Patientons et observons. Le design du complexe frappe, c'est le moins qu'on puisse dire. Sur les murs intérieurs de l'édifice, des nuages flottent sur un fond bleu ciel. Sur l'arche dominant le premier couloir, les yeux de Prince (pardon, c'est plus fort que moi) ont été reproduits, et lancent aux visiteurs des rayons dorés. Déjà, je me sens mieux... Question d'ajouter à l'effet baroque, des pyramides de verre font office de puits de lumière. Outre l'hiéroglyphe de TAFKAP, de nombreux signes ornant les studios rappellent l'Égypte antique. À Paisley Park, René Magritte et Ramsès II font cause commune...

L'assistant de l'Artiste vient enfin me chercher, m'entraîne dans une obscure salle de réunion. L'étoile mystérieuse est là, souriante, calme.

Pas flamboyant à peu près, l'Artiste. Il porte un petit manteau de lainage gris, sous lequel un col empesé lui serre le cou. Comme sa chemise, ses pantalons sont mauves, assortis de petites bottes à talons hauts - sa Majesté est minuscule, faut-il rappeler. Paisley Park oblige, je porte moi-même une chemise mauve. «Nice shirt», me dit l'Artiste, d'entrée. Bonne idée, non?

Nous nous asseyons. J'ai devant moi tout sauf un être tordu. Pendant une quarantaine de minutes, l'homme dira des trucs brillants, d'autant plus qu'il en a tout plein sur le crâne - des paillettes étoffent son modeling. Coquet, je vous dis...

Une carotte au bout du bâton

Non seulement le mini dandy a-t-il retrouvé l'usage de la parole, mais encore cause-t-il d'abondance. Qui plus est, il ne se braque pas lorsque les questions s'avèrent plus croustillantes. Lorsqu'on aborde, par exemple, le sujet délicat de son déclin (en termes de popularité), il reste cool.

«Je n'ai pas inventé les palmarès. Pour les artistes, ce n'est qu'une carotte qui pend au bout du bâton. L'idée n'est pas tant de savoir comment faire un tube que de faire à sa guise et créer un impact. Je sais de quoi procède un tube, je sais comment concevoir un album commercial. Pour moi, cela est relativement facile. Mais il m'importe davantage de faire ce que je veux en tant qu'artiste. Cela est beaucoup plus complexe à réaliser.»

N'en demeure pas moins... Au Canada, par exemple, deux des trois compilations de ses grands succès ont à peine dépassé les 50 000 exemplaires vendus. Et les albums neufs? Depuis le début des années 90, seul celui affichant le fameux hiéroglyphe (1992) a franchi la barrière des 50 000. The Gold Experience (1995) a plafonné à 23 000, Diamonds and Pearls (1991) à 33 000, et le tout dernier à être lancé par Warner, Chaos and Disorder, n'a pas dépassé 14 000 exemplaires.

TAFKAP ne s'en fait pas pour autant. «Lorsque tu es maître de ta production, la notion d'impact devient très relative. Pour moins de disques vendus, tu touches beaucoup plus. Prends Ani DiFranco: elle n'a signé avec aucune multinationale, elle réalise des profits beaucoup plus considérables que n'importe quelle artiste de sa stature.

«Cela dit, tient à préciser TAFKAP, je constate que Betcha By Golly Wow!, premier extrait de mon nouvel album, démarre en lion. Un des départs les plus fulgurants de toute ma carrière. Voilà pourquoi il faut être propriétaire de ses moyens de production... Ce qui mène à réfléchir à la notion même de businessman. D'où viennent ces individus? Et pourquoi prennent-ils les artistes pour des enfants?»

«The Artist formerly known as Prince» dit traverser la plus excitante période de son existence. Libéré du contrat qui le liait à la multinationale Warner, il possède son propre label, et toutes les bandes maîtresses qui y sont produites. Le rôle de la multinationale EMI, avec qui il transige désormais, n'en est un que de distribution et de promotion hors des USA.

On rappellera que les piètres résultats commerciaux des disques endossés par l'étiquette Paisley Park, autrefois propriété de l'Artiste, couplés à sa production compulsive (il lançait plus de disques que son contrat ne l'exigeait) sont devenus des irritants majeurs pour les dirigeants de Warner. En 1994, la multinationale mettait un terme à la distribution des disques sur l'étiquette Paisley Park, jugés non rentables. Les rumeurs laissaient croire à une faillite technique des studios Paisley Park - cette semaine, plusieurs résidants de Minneapolis nous ont confirmé que le complexe a été fermé pendant plusieurs mois.

J'ai choisi Mayté, j'ai choisi la vie

En mauvaise posture, l'Artiste avait donc dû signer directement chez Warner (pour des montants astronomiques, dépassant les 60 millions de dollars US, dit-on du côté de la multinationale). Or, plutôt que de lui donner un nouvel influx, cette entente a eu pour effet de démobiliser l'ex-Prince. Ses relations avec la compagnie se sont alors rapidement détériorées. On se souviendra de rumeurs ayant trait à l'abandon de sa carrière. Warner n'avait plus qu'à piger dans le bassin de chansons - plus de 1000 seraient prêtes à être enregistrées, fait remarquer l'Artiste.

Mais, pour vivre, l'homme devait créer. Et le vent a fini par tourner. Ces derniers jours, l'Artiste a rompu avec Warner, toujours propriétaire de la discographie mise en marché depuis 1978. S'ensuivit la naissance des disques NPG, entière propriété de TAFKAP. «Je suis tout de même reconnaissant à l'endroit de Warner pour m'avoir injecté les fonds de Paisley Park, nuance-t-il. Mais je n'étais pas propriétaire de mes bandes. Alors... J'avais à choisir entre la vie et la mort. J'ai choisi Mayté, j'ai choisi la vie. J'ai des projets pour les prochains 3000 ans!»

Pour l'Artiste, la femme qu'il a mariée le 14 février dernier est une variable fondamentale de sa renaissance. Cette danseuse de 23 ans serait l'illustration parfaite de «l'être sans malice». Pureté candide, vie saine... «Nous étions faits pour être ensemble», renchérit-il, avant d'énumérer des signes annonciateurs de leur union (surnoms similaires depuis l'enfance, etc.). Pour un être qui vous cause de fesses depuis l'adolescence (il a 38 ans), voilà ce qu'on appelle changer de cap!

Ainsi, Mayté Garcia a inspiré à l'Artiste de nouvelles chansons, telles: Let's Have a Baby, Sex in the Summer, Friend, Lover, Sister Mother/Wife. Et pourquoi ne pas faire taire les rumeurs ayant trait à la prétendue infirmité du nouveau-né? Partout à Minneapolis, le bruit court... À ce titre, l'Artiste reste de glace; «Contrairement aux adultes, les enfants ne peuvent se défendre face aux médias. Il vaut mieux qu'ils restent sous la protection de leurs parents.»

Heureux en amour, heureux en affaires, «The Artist Formerly Known as Prince» envisage la deuxième tranche de son existence en harmonie avec son univers. Terminé, l'exhibitionnisme à outrance? L'androgynie énigmatique? La réclusion et le mutisme? Cette dialectique bizarroïde (à tout le moins inusitée) entre vie libertine et amour de Dieu?

Célèbre pour la souplesse et la singularité de sa religion, l'Artiste répondra en paraboles. «Il y a des lois universelles auxquelles il faut obéir. Une fois que nous les connaissons, nous nous évitons bien des ennuis. Des gens qui ne manifestent pas de bonté, qui n'ont confiance et d'espoir en rien, ne vont nulle part.»

Décidément, Prince est méconnaissable!