Depuis 26 ans, le musicien italien Francesco Lotoro exhume les oeuvres composées dans les camps de concentration. Ce travail monumental lui a permis de retrouver 4000 partitions, dont certains ont été écrites dans des conditions inimaginables. Son but ultime est de les enregistrer et de les jouer en concert, afin de leur redonner vie. Une histoire fascinante.

De l'horreur naît parfois la beauté. C'est connu. Mais cela n'a jamais été aussi vrai qu'avec les musiques composées dans les camps de concentration.

Il y a 25 ans, Francesco Lotoro a découvert que certaines oeuvres sublimes avaient été créées par des prisonniers juifs à Auschwitz, Treblinka, Buchenwald ou Bergen-Belsen. Fasciné par le sujet, il a décidé de rescaper le maximum de ces pièces, pour éviter qu'elles ne sombrent dans l'oubli.

Mais ce qui avait commencé comme un petit projet s'est transformé en travail d'une vie. Un quart de siècle plus tard, le musicien italien d'origine juive continue à parcourir le monde à la recherche de vieilles partitions jaunies, avec l'espoir de leur redonner vie sur scène et sur disque.

«Ce n'est pas une passion, c'est une mission», souligne Lotoro, rencontré cette semaine à Montréal, au lendemain d'un concert donné au musée de l'Holocauste devant une poignée de survivants des camps.

«Il y a dans le lot de grands compositeurs qui ont écrit des chefs-d'oeuvre. Certains n'avaient pas 30 ans. Leurs compositions doivent reprendre leur place dans l'histoire de la musique et être jouées comme on joue Mahler, Chopin ou Beethoven... Ce n'est pas une curiosité, c'est du patrimoine de l'humanité.»

Le désir de vivre

Auschwitz en musique? Le thème peut sembler morbide. Les premières images qui nous viennent en tête sont celles d'un groupe de prisonniers décharnés, crânes rasés et costumes rayés, s'exécutant pour des officiers SS.

Mais en écoutant les enregistrements de Francesco Lotoro, on réalise que la musique écrite dans les camps de concentration n'était pas aussi triste et angoissée qu'on se l'imagine. Plusieurs oeuvres respirent la vie. Ou à tout le moins, le désir de vivre.

«On aurait pu s'attendre à plus de pessimisme, admet Lotoro. Mais l'âme humaine est puissante. Ces musiciens transformaient la situation pour exorciser la situation. Ils essayaient de la filtrer pour créer un semblant d'habitat normal. Le pouvoir des hommes est parfois inimaginable.»

Les conditions «concentrationnaires» n'étaient certes pas propices à la création. Mais ironiquement, certains camps de la mort favorisaient la performance musicale. «Tout dépendait de la psychologie du commandant du camp», résume Lotoro.

Buchenwald, par exemple, possédait son propre orchestre symphonique, comptant 84 musiciens. Chacun des trois camps d'Auschwitz, dont le plus sinistre de tous, celui des chambres à gaz, comptait sept orchestres. Birkenau possédait quatre orchestres: un pour les Roms, un pour les femmes, un pour les hommes et même un jazz band.

D'autres camps, en revanche, interdisaient toute présence d'instruments. Il devenait alors beaucoup plus difficile de composer. Privés de tout, les compositeurs devaient rivaliser d'imagination pour mémoriser et transcrire leurs idées.

Certains les consignaient dans des petits carnets. D'autres écrivaient des segments de partitions dans le sable, lesquels étaient mémorisés par différents prisonniers, avant d'être mis sur papier dès que l'occasion se présentait.

Et puis il y a cette fameuse partition de Rudolph Karel, Les cheveux d'or du père Grand-Savoir (Three Hairs of the Wise Old Man).

Incroyable mais vrai: cet opéra en cinq actes a été écrit par le compositeur avec des bouts de charbon sur 240 pages de papier de toilette, alors que celui-ci, souffrant de dysenterie, se trouvait sans surveillance à l'infirmerie. Avant de rejoindre son baraquement, il confiait les partitions à un infirmier, qui les mettait en sécurité hors du camp.

Mort dans les chambres à gaz, Karel n'a jamais entendu l'interprétation de son oeuvre. Mais il aura eu le temps de la léguer à l'humanité.

«Ils sentaient venir la mort physique, mais n'acceptaient pas la mort intellectuelle, observe Francesco Lotoro. Je crois que la plupart d'entre eux savaient qu'ils ne survivraient pas. Ils tenaient absolument à laisser un héritage.»

Un projet ambitieux

En 25 ans de travail acharné, Francesco Lotoro a exhumé 4000 oeuvres écrites dans les camps. Il a accumulé plus de 13 000 articles reliés au sujet, incluant de vieux carnets de notes rescapés des cendres de la Shoah et une cinquantaine d'heures d'enregistrements avec des survivants des camps.

Son champ d'action s'est par ailleurs élargi. Ne se limitant plus à l'Holocauste, Lotoro collecte désormais les musiques composées dans des camps de prisonniers en Afrique, en Océanie, en Asie et même ici, à Petawawa, où des Canado-Italiens avaient été enfermés par mesures préventives.

Mais sa quête est encore loin d'être terminée. Ultimement, son objectif est d'enregistrer la totalité des oeuvres retrouvées et de publier une encyclopédie des musiques «concentrationnaires» en 12 volumes. Il a déjà gravé 24 CD (collection KZ Muzik, étiquette Musikstrasse) et espère en produire le double dès que «les finances le permettront».

Projet ambitieux, certes. Mais nécessaire. Car c'est la seule façon, selon lui, de rendre justice à ces artistes qui avaient trouvé la force de créer, malgré l'angoisse et les odeurs de mort qui les entouraient.

«Il faut faire ce qu'ils n'ont pas pu faire à l'époque, conclut Lotoro. Pour moi, c'est une mitzvah. Un précepte. Je ne me pose même pas la question. Je le fais.»