Officiellement, Alain Souchon a 64 ans. Mais soyons sérieux: Souchon n'a pas d'âge, et son nouveau (et très bel) album, Écoutez d'où ma peine vient, en magasin mardi prochain, témoigne surtout de son éternelle juvénilité, qui lui permet d'être tour à tour rêveur ou farceur et même «dénonceur», la vérité sortant de la bouche des enfants, comme chacun sait. Entrevue avec un homme-enfant qui chante depuis 35 ans la petitesse des grands, la grandeur des petits...

Le rire au bout du fil, la voix, la malice: oui, c'est bel et bien Alain Souchon qui parle et rigole. Tenez, on lui fait remarquer qu'il y a beaucoup de (chouettes) claviers très années 80 sur ce nouveau et 12e album studio, que ça établit une espèce de passerelle avec son (très bon) album Ultra moderne solitude, lancé il y a 20 ans, et il répond sans se démonter: «J'aime bien que mes chansons ne soient pas très influencées par la mode, par l'environnement. C'est comme mes cheveux: c'est un petit peu très beau et un petit peu très démodé!» Et le rire de Souchon fuse.

 

Et quand on lui fait remarquer qu'il a repris sur Écoutez d'où ma peine vient la chanson Bonjour tristesse, qui figurait sur... son précédent album (La vie Théodore, lancé en 2005? C'est son espièglerie, il n'y a pas d'autre mot, qui lui fait répondre: «Eh bien, c'est affreux à dire, mais j'adore cette chanson (rires). Je suis prétentieux, hein? Je trouve que ma musique, elle est formidable, traditionnelle et formidable, je l'aime beaucoup. J'aime beaucoup ce qu'elle raconte, j'aime beaucoup Françoise Sagan (NDLR: Bonjour tristesse est le titre du premier et fameux roman de Sagan). Et je trouvais qu'elle n'était pas très bien mise en valeur la dernière fois, alors là, je l'ai refaite d'une autre manière, plus brillante (rires). Et peut-être que si je refais un autre disque tout seul après celui qu'on envisage de faire avec Laurent (Voulzy), eh bien, je la referai encore une fois, une troisième, différemment! Je l'adore!»

Sans Voulzy... ou presque!

Cela fait exactement trois minutes que nous sommes en entrevue et Souchon a déjà glissé le nom de son ami, comparse, complice Laurent Voulzy dans la conversation. Car depuis leurs débuts, c'est à deux, Souchon plutôt aux textes et Voulzy plutôt aux musiques, qu'ils créent leurs disques: Alain prête sa plume à Laurent (les couplets en français de la très célèbre Rockollection de Voulzy sont de Souchon), Laurent prête ses dons de mélodiste imparable à Alain.

Seulement voilà, cette fois-ci, Voulzy était trop occupé par son propre album et une tournée, et Souchon a donc dû composer ses musiques sans son copain (ce qui est tout à fait bien, c'est tout de même Souchon qui a composé la musique de Foule sentimentale!)

N'empêche: comme il ne pouvait se résoudre à lancer un album sans que son ami y figure («J'avais peur de sortir un disque sans qu'il soit là, Laurent me porte chance, c'est mon ami, mon frère, mon grigri!»), Souchon a étiré à l'extrême les délais de production d'Écoutez d'où ma peine vient... et à la toute, toute dernière minute, il a ajouté la toute dernière chanson du disque, Popopo, paroles de Souchon, musique de Voulzy!

Or, il se trouve que c'est une chanson qui fait beaucoup parler, du moins en France, parce qu'elle s'en prend à l'image mythique de... Che Guevara, rien de moins! «C'est qu'on se fait avoir un petit peu, explique patiemment Souchon, on nous montre des belles images. Il a une tête magnifique, Che Guevara, avec son béret, son étoile sur son béret. Et il est le libérateur des peuples opprimés. Et c'est vrai qu'il est aussi cela. Mais il ne faut pas oublier que - et Che Guevara le disait lui-même! - il était un guerrier. Un guerrier qui aimait les armes. Or, moi, j'aime que les gens se parlent, que les peuples se parlent, s'engueulent, qu'ils ne soient pas d'accord, qu'ils tapent sur la table. Mais quand le sang commence à couler, j'aime pas cela. On nous présente une seule facette de Guevara, mais jamais celle où il a assassiné Juan Pérez devant sa famille contre le mur de sa ferme. C'était quelqu'un, Che Guevara, mais c'était aussi un guerrier. J'ai intitulé la chanson Popopo parce que c'est une expression du sud de la France pour dire «bla bla bla» ou «cause toujours», vous voyez?» La chanson a été évidemment reçue assez froidement par la gauche française et Souchon a dû écrire un «Message aux amis du Che» sur son (excellent) site Internet, où il précise que Guevara était un homme, hors du commun, certes, mais pas un saint.

Indignation «souchonienne»

En fait, ce nouvel album de Souchon fait beaucoup parler de lui depuis octobre. Notamment à cause de la chanson Parachute doré. Quand vous aurez terminé de lire cet article, faites-vous plaisir: allez sur le site internet d'Alain Souchon (www.alainsouchon.net), super bien fait, on le répète, où le chanteur vous parle, rigole, vous invite à faire ceci et cela. Profitez-en pour regarder la vidéo (hilarante) de Parachute doré et constatez par vous-même que, une fois de plus, Souchon a réussi à parler d'un phénomène de société (cette fois, les patrons qui quittent des entreprises avec des méga-indemnités de départ). Avec à la fois humour, indignation et justesse. Car c'est son truc, au longiligne Alain: cristalliser en trois minutes une émotion collective, un malaise profond, l'impression que, quelque part, quelqu'un se fiche de nous. Tout comme il l'avait fait avec sa chanson Foule sentimentale en 1994...

Il se trouve que Parachute doré a été écrite des mois avant l'actuelle crise économique: «Eh oui, c'est étrange! constate simplement Souchon. Depuis qu'on sait que ça existe, les parachutes dorés - car ça doit exister depuis toujours, mais on ne le savait pas, on en parle seulement depuis environ deux ans - je trouve cela scandaleux. Moi, je gagne beaucoup d'argent avec mes chansons. Mais je suis content de payer mes impôts, je donne aux autres la moitié de ce que je gagne, ce qui est absolument normal étant donné que j'ai beaucoup de chance. Mais ces gens-là, ces patrons, sont cyniques, quoi! Qu'on gagne beaucoup d'argent parce qu'on réussit ou qu'on invente quelque chose, qu'on est très fort ou très malin ou le meilleur, bon, d'accord. Mais qu'on coule une entreprise et qu'on quitte la queue entre les jambes avec de quoi vivre pour deux générations, je trouve ça horrible! Obscène!»

Messages sans prétention

Qu'il mette en musique un très beau poème d'Aragon (Oh la guitare), verse un brin dans la nostalgie (Rêveur sur les baby-boomers quand ils étaient jeunes) ou s'étonne de la disparition de jolies choses lentes (La compagnie), Souchon reste d'une étonnante justesse. Et la chanson-titre de l'album, vraiment très belle, résume parfaitement notre impuissance à comprendre la vie.

Ce n'est pas une raison pour ne pas en parler, de la vie, mais à sa façon à lui. Sur la chanson Elle danse, le filiforme Alain évoque ainsi une jeune femme immigrante au milieu de sa ville d'accueil. Le truc facile, ça aurait été de composer une musique world pour l'occasion. Or, le Souchon compositeur a plutôt opté pour une musique... «souchonienne» avec juste quelques percussions africaines, discrètes. «C'est que j'ai résisté à la tentation! Satan était devant moi, avec plein de petits instruments africains, en me disant «Regarde, regarde tout ce que tu pourrais faire» (rires). Mais j'ai résisté à Satan! Je ne voulais pas faire du pseudo-africain, ça aurait été ridicule, reprend-il plus sérieusement. Je voulais envoyer mon petit message, sans prétention, envoyer mes petites paroles avec une musique comme je les aime, quoi. J'ai fait bien attention. C'est une petite magie qui se trouve en cherchant entre les paroles, et l'intention de ce qu'elles veulent dire, et leur forme, et la musique.»

Même chose pour Sidi Ferouch, carrément new wave (!!!), mais qui parle... d'Algérie (re-!!!). Une chanson qui vous a été inspirée par le petit garçon né à Casablanca (Maroc) que vous êtes, Monsieur Souchon? «Non, non, non. C'est parce que j'ai été chanter près d'Alger, il y a 15 ans, dans un théâtre en plein air où il y avait 3000 personnes et j'en garde un excellent souvenir et je sais que les Algériens nous regardent beaucoup à la télévision et nous, on est attachés à eux pour des raisons historiques et maintenant, à cause des islamistes et des excès de certains fous, nous, les Français, on ne peut plus aller là-bas (Souchon reprend sa respiration). Je trouve ça dommage, parce qu'ils parlent tous français là-bas, ils apprécient Francis Cabrel et d'autres, et c'est dommage qu'on ne puisse plus y aller. Cette chanson, c'est un baiser que je leur envoie...»

Étonnant, non, cet homme qu'on associe à la chanson plutôt légère - il est vrai que ses musiques sont souriantes et légères, souvent -, mais dont finalement tous les morceaux sont profondément imprégnés de notre société sous toutes ses coutures, les plus lâches comme les plus serrées? Ce drôle de bonhomme qui a été aussi comédien et qui détient toujours le record de... la traversée de la Manche sur un avion de construction amateur (en 1984!) et dont les deux fils (Pierre et Charles) sont eux aussi devenus chanteurs...

Au bout du fil, il y a toujours les mots et le rire, comme antidotes à la peine, à l'injustice, à la manie que nous avons d'accepter tout cuit ce qu'on nous dit: «Mais c'est toujours ça, faire des chansons, vous savez, conclut Souchon de sa jolie voix. Il y a le plaisir du jeu, de l'assemblage des mots et des notes, c'est un jeu plaisant. Et puis, il y a le fond. On fouille en soi, on regarde un peu, on a du recul sur la vie, sur la vie qui s'en va, sur le monde comme il est, sur toutes les choses qui ne vont pas. Et on en fait des chansons, forcément.»