Les soirées jazz de cette envergure sont rarissimes au beau milieu de l’hiver. Surtout quand les deux protagonistes, ô joie, se lancent dans le vide.

Marianne Trudel et Yannick Rieu sont connus au bataillon de l’Orchestre national de jazz de Montréal (ONJ) puisqu’ils ont déjà joué sur quelques albums du collectif fondé en 2012.

Marianne Trudel, 46 ans, était aux anges lorsque La Presse a rencontré les deux prodiges du jazz de tranchée il y a quelques jours. On la comprend : le 4 février dernier, elle a reçu le prix Opus 2024 du meilleur concert jazz pour celui en solo intitulé La musique et la vie.

Sources, une composition en sept mouvements de la pianiste, est au menu.

« J’ai planché comme une folle sur les arrangements ! Retrouver Jacques [Laurin, fondateur de l’ONJ] pour ce projet, c’est particulier parce qu’on est tous un peu à des endroits différents en ce moment, mais la magie est encore là », se réjouit l’ex-professeure d’Emie Roussel et d’Ariane Racicot, deux pianistes-compositrices devenues Révélations jazz Radio-Canada en 2014 et en 2023 respectivement.

Revisiter l’œuvre, créée sur commande au bénéfice de l’ensemble Les Violons du Roy en 2016, la fait trépigner.

« On ne l’a jouée qu’une seule fois, au Palais Montcalm, à Québec. Au départ, Sources a été pensée pour mon trio Trifolia. » Étienne Lafrance à la contrebasse, Tommy Crane à la batterie et Patrick Graham aux percussions avaient alors rejoint sur scène le réputé ensemble à cordes d’Angèle Dubeau ; cette fois, le trio se prêtera à l’intrigue avec l’Ensemble ECO.

En seconde portion du programme, le saxophoniste ténor et soprano Yannick Rieu, notre éminence jazz de la soufflerie, réputé à ses débuts pour la puissance de ses envolées fiévreuses à la John Coltrane et ses dérapages contrôlés, épousera les contours à la fois escarpés et caressants de Focus avec sa tuyauterie, une suite d’Eddie Sauter composée expressément pour le saxophoniste ténor Stan Getz (étiquette Verve, 1961). Une odyssée de 45 minutes dans sa forme originale.

Carburer aux nombreux projets

Ces programmes d’œuvres pour cordes et section rythmique, où violons, altos et violoncelles s’entrelacent et forment un écrin fabuleux pour des musiques jazz plus contemporaines, semblent une filiation naturelle. Pas moins de 18 érudits de l’archet seront à leurs côtés.

L’impénitent défricheur de 64 ans sera donc lui aussi flanqué de ce même somptueux lit de cordes, sous la direction musicale clairvoyante du chef d’orchestre Jean-Nicolas Trottier.

Pour la petite histoire, Stan Getz avait passé plusieurs années en Europe et désirait revenir aux États-Unis avec une œuvre [Focus] qui allait marquer. Nous en jouerons une bonne partie, certains mouvements, nous en sommes à déterminer la séquence.

Yannick Rieu

« Mais peut-être qu’on va la faire au complet ? », s’interroge Marianne Trudel à voix haute, elle qui participe aussi à ce second volet. « Ça m’étonnerait, répond Yannick Rieu, un peu moqueur. Et tu vas jouer quoi, de la harpe ? », ajoute-t-il, sur le ton de la taquinerie. Ils rient. « On va reproduire les partitions de harpe au piano », rétorque du tac au tac la maîtresse des notes d’ivoire et d’ébène. « Focus est une musique difficile pour les cordes », reconnaît le jazzman.

« Je ne cherche pas à reproduire chaque note, dit Yannick Rieu, d’ailleurs les conditions ne sont pas les mêmes que celles de Stan Getz, toutes les pistes des cordes étaient déjà enregistrées au moment de sa séance en studio. Il a pu monter son solo et l’adapter, le reprendre au besoin. Nous, on va davantage improviser. Le son et l’approche sont différents. »

« C’est ça, l’essence du jazz, avoir sa propre personnalité, son énergie, ajoute Marianne Trudel avec justesse. Ce serait ridicule que Yannick essaie de reproduire le son de Stan Getz. Le but est d’apporter quelque chose de nouveau. »

« C’est toujours une aventure »

En résidence de plusieurs semaines au Maroc, au Cameroun et au Togo l’année dernière, notre homme s’est de toute évidence frotté au choc des cultures des musiciens rencontrés lors de son séjour.

Même si on passe d’un projet à l’autre, il y a une routine, mais ce n’est jamais pareil. Mon quotidien est toujours différent, c’est toujours une aventure. On écoute, on observe ce qui se passe, puis on s’insère dans la musique. Notre métier, c’est d’abord la souplesse. Ce qui a le plus changé dans ma vie de musicien, c’est la multiplication des projets.

Yannick Rieu

« Cet éternel renouvellement des choses, c’est la raison pour laquelle j’aime le jazz, admet pour sa part Marianne Trudel. En spectacle ou en studio, ça ne pourra jamais être pareil d’une fois à l’autre. C’est comme les journées, comme le temps, comme le vent. Les nombreux projets, je carbure à ça ; j’ai déjà approché deux agents pour faire mon booking – sinon, ça me sort par les oreilles – et on m’a répondu par la négative en invoquant que j’en ai trop ! »

« On ne sait pas où te placer, on ne sait pas ce que tu fais, ajoute Yannick Rieu, ayant vécu pareille situation. On est des humains qui font de la musique, tout simplement. »

Yannick Rieu et Marianne Trudel avec l’Ensemble à cordes ECO, le 17 février à la Cinquième Salle de la Place des Arts