Il est 16 h 30. Attablé au P’tit bar, rue Saint-Denis, Stephen Faulkner termine son premier Bloody Caesar de la journée, puis sort en griller une. « Je viens de me lever, j’ai des étourdissements », grogne-t-il. Un grand sourire taquin, qui en a sans doute déjà amadoué plusieurs, surgit de sa barbe blanche. « C’est drôle, parce que quand j’étais à l’école, les professeurs disaient que j’étais un étourdi. »

Faulkner fouille sa mémoire, question de situer son histoire. « On est probablement en 1974. » De retour d’un week-end de spectacles avec Plume – week-end que l’on devine généreux en plaisirs –, un jeune Cassonade se pointe en retard à la job. Le plus cowboy de nos rockeurs s’échinait alors à l’Empire Crockery, à emballer de la vaisselle.

Le foreman vient me voir et il commence à me donner de la marde. J’ai enlevé mon tablier et je lui ai dit : “Ma paie, fourre-toi-la dans le cul.” Je l’ai envoyé chier et je n’ai plus jamais eu de travail de ma vie.

Stephen Faulkner

PHOTO ARMAND TROTTIER, ARCHIVES LA PRESSE

Stephen Faulkner en 2004

Près de 50 ans plus tard, le bon vieux Steve, 67 ans, refuse toujours de se soumettre à toute autorité, même à celle du temps. Il a beau reprendre la tournée cet été à l’occasion d’une virée d’une dizaine de dates baptisée 45 ans sur la route – un anniversaire soulignant le début de sa carrière en solo –, l’auteur de Mon p’tit bonhomme de chemin est davantage du genre à faire la fête au quotidien, « sans badrer du lendemain », qu’à célébrer pareil jalon.

« Ce n’est pas moi qui ai voulu mettre de l’avant une telle chose. Quarante-cinq ans, je n’ai jamais pensé à ça. C’est lui », dit-il en pointant son gérant Jean, qui veille sur le poète avec une tendresse de nounou.

Si cet anniversaire l’émeut peu, Steve Faulkner est intarissable sur à peu près tous les autres sujets, qu’il raconte les jams sur des guitares en carton qu’il s’inventait avec son frère Brian au son de So You Want to Be a Rock’n’Roll Star des Byrds, ou qu’il se remémore la passion pour la musique de son père pharmacien, qui a affronté en 1948 Oscar Peterson et Maynard Ferguson dans un concours de piano.

En résumé : la carrosserie de l’homme est usée, mais le moteur de celui qui n’a plus de char depuis 1981 ne manque pas de gaz. « À part mes étourdissements, je vais bien. Je me magane un peu, je vieillis, je prends un coup. Quand je fais deux shows dans une même fin de semaine, ça me prend une semaine pour m’en remettre. Mais sinon, je pète le feu. » Il propose aussi désormais des concerts privés, à domicile. « La dernière fois, à Sainte-Scholastique, il y avait des enfants assis par terre, j’ai trouvé ça magnifique. C’est ça, le vrai métier. »

Un peu dictateur

« Fragile est la flamme / Et si facile de vendre son âme », chante Stephen Faulkner dans Troubadour (2000). Vendre son âme n’a pourtant jamais guetté cet intransigeant chronique. En entrevue avec La Presse en 2011 à l’occasion de la sortie du documentaire J’m’en va r’viendre de Sarah Fortin, il promettait la parution imminente d’un nouvel album, Désintoxédo, que l’on attend toujours.

Photo Philippe Boivin, LA PRESSE

L’auteur-compositeur-interprète Stephen Faulkner

Il y a eu depuis plusieurs autres projets qui lui auraient permis de sortir de son étui de guitare la cinquantaine d’inédites qui attendent d’être capturées vivantes, dont un avec Carl Prévost, des Mountain Daisies, et Éric Goulet. Mais Faulkner peine à se laisser organiser par les autres. « Je suis un peu dictateur quand vient le temps d’aller en studio. »

Vaut mieux ne rien faire que de faire quelque chose de pas bon. Dussé-je mourir demain, s’il y a juste sept albums qui témoignent de mon œuvre, ce sera ça. Pourquoi en faire un mauvais ?

Stephen Faulkner

Son répertoire compte de toute façon suffisamment d’inoubliables refrains pour que personne ne conteste sa place dans l’histoire de la musique québécoise. Faulkner n’a-t-il pas écrit une des plus simples et bouleversantes chansons sur la parentalité, Le météore (1992), pour son fils William, qui a aujourd’hui 36 ans ?

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Grand-papa Cassonade

Le père fasciné par sa stellaire progéniture est aujourd’hui un grand-papa qui, comme tous les grands-papas, s’illumine quand il décrit le petit-fils de 2 ans que lui a offert sa fille Alice. « Le p’tit est dans le percentile des plus costauds ! Il est bâti. Et il a déjà deux blondes à la garderie. »

Le bum aime-t-il ce nouveau rôle ? « Oui, parce que quand t’es père, tout va trop vite pour que tu t’en rendes compte. Tu le verras toi-même un jour, tu seras grand-père, et moi, je ne serai plus de ce monde, mais tu te souviendras de ce que je te dis. Quand t’as des enfants, t’es trop occupé à faire le souper et à changer les couches. Tu ne les vois pas grandir. Quand t’es grand-père, t’es libéré de tout ça. Tu peux en profiter. »

Une de ses premières et plus belles chansons, Porte-poussière (1978), parle avec beaucoup de lumière de cette mort qui nous attend tous : « Les gens viennent et les gens vont/font leurs pirouettes et puis s’en retournent / quelque part dans l’horizon ».

Le tendre malcommode se transforme en philosophe. « Tout être humain devrait se rappeler que c’est un temps limité qu’on a pour vivre. Je pense souvent à la mort, mais ce n’est pas morbide : c’est pour me souvenir qu’il faut que j’essaie de tirer un maximum de plaisir de cette vie avant de partir, sans faire de mal à personne. » Stephen Faulkner se commande un autre verre et continue son p’tit bonhomme de chemin.

Stephen Faulkner sera le 18 juin au Festival de la chanson de Tadoussac, le 6 juillet au FestiVoix de Trois-Rivières et le 9 juillet au Festival en chanson de Petite-Vallée.