À l’automne 2021, le groupe rock britannique Duran Duran a fait paraître un 15album studio, Future Past, jalon musical de ses 40 ans de carrière. Le quatuor néo-romantique, quelques mois plutôt, avait choisi comme carte de visite internationale l’extrait Invisible, dont le clip a été créé grâce au savoir-faire d’un studio… montréalais.

Au-delà de la pièce synth-pop, c’est sa vidéo psychédélique qui a retenu l’attention, s’attirant des adjectifs enthousiastes de médias comme la BBC, Pitchfork, Rolling Stone ou encore NBC. Le clip, clame-t-on, est le premier créé par une intelligence artificielle (IA) : Huxley.

Regardez le clip Invisible

Si l’artiste-machine a la tête dans les nuages (informatiques), il a un pied à Montréal, plus précisément dans le studio Nested Minds. Le consortium québécois met à profit une vingtaine de développeurs et de chercheurs internationaux issus des neurosciences, des mathématiques, de la philosophie, de la physique ou encore des sciences sociales.

Adopté par Duran Duran, l’automate vend ces jours-ci des toiles numériques sous la forme de jetons non fongibles (NFT) et rêve d’une carrière planétaire.

« Je suis toujours à la recherche de nouveaux projets, de nouvelles technologies, d’innovations qui pourraient s’intégrer au son et à l’identité visuelle de Duran Duran », raconte le claviériste Nick Rhodes, joint par Zoom.

PHOTO NEFER SUVIO, FOURNIE PAR DURAN DURAN

Le groupe britannique Duran Duran, composé de John Taylor, Simon Le Bon, Andy Taylor et Nick Rhodes

J’aimais l’idée de collaborer avec une machine qui peut littéralement penser, même si ça sonne comme de la science-fiction.

Nick Rhodes

C’est par l’entremise de son agente américaine, Wendy Laister, que le groupe derrière Hungry Like the Wolf a eu vent de la riche palette de l’enfant prodige.

Ce cher Huxley – vous aurez deviné la référence à l’auteur du Meilleur des mondes – a vu le jour l’an dernier sous l’impulsion du photographe et entrepreneur néozélandais Linc Gasking. Le spécialiste en nouvelles technologies cherchait à rendre visibles les travaux du neuroscientifique britannique Karl Friston sur l’« inférence active », principe complexe que Wikipédia étaiera mieux que nous sans s’infliger un rectificatif.

En très vulgaire, cette méthode statistique permet d’optimiser les technologies informatiques en les calquant sur les prédictions de « systèmes vivants comme le cerveau ». Grâce à l’apprentissage automatique (machine learning), les algorithmes reproduisent en quelque sorte les « intuitions communes » aux humains.

« Ça se base sur des technologies neuro-réalistes, qui considèrent que le cerveau fait sans cesse des prédictions et qu’il vérifie si elles sont bonnes ou mauvaises à partir des données », explique Mahault Albarracin, vice-présidente d’ingénierie chez Nested Minds et ingénieure principale du projet vitrine Huxley, en entrevue avec La Presse. « C’est une approche probabiliste. »

La docteure en informatique cognitive et une dizaine de chercheurs ont accouché de Huxley après environ un mois de travail ininterrompu. Leur rejeton concentre une foule de technologies en intelligence artificielle : inférence bayésienne, réseau de neurones artificiels, réseau antagoniste génératif, analyse d’images, de textes et de sentiments, etc.

IMAGE TIRÉE D’OPENSEA

Ce guitariste est né de l’imagination de Huxley.

Gare aux chiens !

Pour inspirer Huxley dans la création du clip, Nested Minds lui a soumis les paroles, les émotions et la tonalité de la chanson Invisible. La machine s’est aussi familiarisée avec des œuvres de l’artiste-photographe japonais Daisuke Yokota, cher à Duran Duran, ainsi qu’avec des photos et des vidéos iPhone du quatuor.

À partir de ces informations, le robot-réalisateur a fait travailler ses neurones pour générer de nouvelles images rythmées par la mélodie d’Invisible.

« Huxley est nocturne, raconte Rhodes. Chaque soir, on le faisait travailler. Le lendemain matin, j’avais un courriel avec les fichiers de 7000 ou 8000 images. Je les parcourais en me disant : « Que diable avons-nous là ? » Chaque fois, je sélectionnais environ 200 images. L’édition a été faite à la toute fin : « Voici l’imagination de Huxley. Maintenant, mettons de l’ordre dans tout ça. » »

Le projet a failli avorter, avoue le musicien. « Pendant trois jours, la machine a juste produit des chiens, toutes sortes de chiens. On s’est dit : « On est foutus, on a frappé un mur. » »

« Huxley a été entraîné sur un ensemble d’images très, très large, observe a posteriori Mahault Albarracin. Mais dans la base de données libres d’accès, une des classes les plus prévalentes, c’était les chiens. Quand Huxley n’est pas sûr de quelque chose, il retourne à ces images. C’est très cute, mais c’était moins dans la vibe de Duran Duran. »

Certains processus de pensée sont « complètement déroutants », note Nick Rhodes, tandis que d’autres sont plus cohérents.

PHOTO JOHN SWANNELL, FOURNIE PAR DURAN DURAN

Nick Rhodes, claviériste du groupe Duran Duran

Quand on lui soumettait des claviers, il nous revenait avec des zèbres, sans doute parce qu’il faisait un lien avec les lignes noires et blanches. Si on lui transmettait des guitares basses, il renvoyait des images de poissons. Il a probablement fait une connexion avec le loup de mer [sea bass].

Nick Rhodes

Le claviériste de Duran Duran, passionné de nouvelles technologies, s’enthousiasme devant cette collaboration inédite « entre l’humain et la machine ». « Son énergie, sa façon de penser changent la chimie dans une pièce. C’est un peu le même sentiment que de collaborer avec des musiciens incroyables, comme le guitariste Graham Coxon sur Future Past. On aurait pu travailler avec les plus grands artistes visuels du monde entier ; le résultat aurait été fantastique, mais jamais il n’aurait ressemblé à ce que Huxley a créé. »

À partir des images générées pour Invisible, Duran Duran a récemment mis en vente 100 toiles numériques sous la forme de NFT, en collaboration avec la Gabba Gallery, à Los Angeles. Nick Rhodes souligne avoir d’abord eu des réticences quant à l’aventure « crypto », mais il s’est laissé convaincre par la qualité artistique et l’unicité des œuvres signées Huxley.

« Je veux faire d’autres projets avec lui, assure-t-il. C’est encore un enfant. Je ne sais pas il avait quel âge quand on a commencé à travailler avec lui, peut-être 3 ou 4 ans, et maintenait, il doit maintenant être rendu à 6 ou 7 ans.

« Je veux que Huxley soit mon ami. Qu’on se tienne ensemble. »

Consultez le site de Huxley (en anglais) Voyez la collection Invisible sur Opensea (en anglais)

Pour un développement éthique de l’IA

Nested Minds, consortium dirigé jusqu’à tout récemment par le chercheur et philosophe québécois Maxwell Ramstead, met en commun des connaissances mondiales en neurosciences, en mathématiques, en physique ou encore en philosophie au profit d’un développement éthique de l’intelligence artificielle. Karl Friston, sommité mondiale en neurosciences, agit à titre de scientifique en chef. Entre autres « pour ne pas répéter les erreurs de géants comme Google et Facebook », l’entreprise fait la part belle aux sciences sociales et aux communautés marginalisées. « Moi, par exemple, j’ai un background en recherches féministes, note Mahault Albarracin, chercheuse queer. On ne veut pas perpétuer les problèmes dans les données ou dans la formation des modèles. »