J’avais envie de vous offrir un peu de beauté, en ce début d’année. J’ai pensé à cette pièce de violon, pleine de chaleur et de nostalgie. Puis je l’ai remarquée, elle : cette troisième personne, discrètement installée près du pianiste.

Elle est là, personne ne sait son nom, elle suit la musique avec attention, avec émotion même, mais sans voler la vedette, car son rôle se limite à une seule chose : tourner les pages.

On vient de tourner une année, tout en demeurant obstinément sur la même page : la COVID-19 fait du surplace.

En musique, la page mal tournée, c’est une catastrophe potentielle.

Depuis le XIXsiècle, les grands solistes jouent de mémoire (autre source de péril), mais à l’orchestre ou en petit ensemble, on a les partitions devant soi.

Quand la musique avance à toute vitesse, l’opération se répète souvent. Dans les sections de violons d’un orchestre, en général, deux musiciens se partagent un lutrin, et l’un d’eux est attitré à la tourne des pages. Celui qui continue à jouer doit s’assurer de maintenir un flot impeccable pendant l’opération. Quand la COVID-19 impose de jouer chacun avec son lutrin, les partitions sont ajustées pour que les tournes de page ne se fassent pas toutes en même temps : bricolage supplémentaire pour les musicothécaires.

Quand on joue d’un clavier, les deux mains sont occupées à temps plein. En répétition, on laisse tomber quelques notes pour tourner la page, mais en concert, une assistance est essentielle. J’ai un jour emmené un groupe entendre un concert donné par deux pianistes. Ma grande surprise a été le nombre de questions que mon groupe avait à poser sur… les tourneuses de pages.

Tous avaient senti une légère tension entre les pianistes, qui en avaient plein les pattes avec une transcription pour deux pianos du Sacre du printemps, et les jeunes tourneuses de pages qui voulaient bien faire.

Le cinéaste Denis Dercourt a tiré le film La tourneuse de pages, un habile thriller psychologique de cette tension, toujours un peu présente, en la poussant très loin.

Certains musiciens, comme la pianiste jouée par Catherine Frot dans ce film, ont leur tourneur attitré. Si on en a vu cacher maladroitement une relation extraconjugale sous ce titre (je ne donnerai aucun nom), dans le film de Dercourt, il est plutôt question de vengeance.

En général, c’est un petit boulot pas très bien payé, assez exigeant, mais sans drame. Pendant un concert, le tourneur est assis à la gauche du pianiste, et doit s’assurer de ne jamais cacher la musique en allant attraper le coin de la page, à l’extrême droite du cahier.

Comment sait-il quand tourner ? D’abord, on doit savoir lire la musique pour tourner ; bien lire, et lire rapidement. Puis, il y a le signe de tête du musicien, plus ou moins subtil selon les circonstances. Mais surtout, la discrétion et la précision sont essentielles dans le geste du tourneur ou de la tourneuse, qui doit se faire oublier, sans tomber dans la lune.

Évidemment, il y a des ratages, dont certains sont captés en direct.

Mais l’histoire de tourne de page la plus drôle, je la tiens d’Isolde Lagacé, directrice de la salle Bourgie, qui la raconte en mimant la scène.

Dans les années 1980, pendant le festival d’Orford, on voyait parfois de gros papillons de nuit affolés se perdre sur scène. Une tourneuse de page — la légende dit qu’elle était habillée en jaune et portait des bijoux bruyants – s’était d’abord exprimée par des grimaces et des gestes pour repousser une de ces bestioles. Puis, alors que les musiciens jouaient sans se laisser déconcentrer, elle avait eu l’idée saugrenue de saisir un gros volume de sonates posé sur le coin du piano, de se lever et d’attendre que l’intrus se pose sur le dos du pianiste. La foule retenait son souffle, en pensant à l’unisson : « Elle ne va pas faire ÇA ! »

Eh oui, un bon élan, et paf ! Le pianiste, imperturbable, a accusé le coup, continuant de jouer sans en échapper une.

Peu à peu, l’écran de l’iPad remplace les partitions de papier, et les pages se succèdent grâce à une pédale. Mais pour les pianistes, ça fait parfois une pédale de trop. Et pour bien des musiciens, comme pour certains lecteurs de romans, rien ne vaut le papier, et le texte découvert deux pages à la fois, en tournant la précédente.

Bonne année à tous, en espérant tourner la page pandémique le plus vite possible.