Après avoir parlé à quatre grands violonistes montréalais, je me dis que l’arrêt d’un réacteur nucléaire ne semble pas beaucoup plus délicat que l’idée d’une pause pour eux…

Il faut dire que leurs professeurs ont longtemps voulu leur faire croire qu’ils allaient tout oublier ou, à tout le moins, reculer dangereusement en prenant congé de leur pratique, ne serait-ce que quelques jours.

Pour ses 10 ans, Olivier Thouin, violon solo associé à l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), avait demandé une permission très spéciale comme cadeau d’anniversaire. « Mon professeur exigeait qu’on travaille tous les jours sans exception. Nous devions noter les heures travaillées sur une feuille et la montrer à chaque cours. Ma mère m’avait permis une journée de congé et avait écrit dans l’horaire ‟bonne fête !”. Mon professeur ne l’avait pas trouvée drôle et m’avait copieusement engueulé. »

Yukari Cousineau, violon solo de l’Orchestre Métropolitain, et Angèle Dubeau, qui dirige La Pieta de son violon, sont convaincues de l’importance des pauses… sans être capables d’en prendre beaucoup !

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Yukari Cousineau, violon solo de l'Orchestre Métropolitain

Angèle, que la pandémie n’a pas empêchée d’enregistrer trois disques avec La Pieta, travaille son instrument plus de deux heures par jour, simplement pour garder la forme, alors que Yukari, grande travailleuse elle aussi, met à l’essai une nouvelle méthode : « Je tente de passer une journée par semaine sans toucher au violon, mais je dois le noter dans mon agenda, sinon j’oublie ! Après une pause, les muscles sont plus détendus, moins en surcharge. Je sais maintenant que je ne suis pas invincible, ayant fait une bursite à l’épaule gauche, il y a quelques années. »

Fille du fondateur des Petits Violons, Jean Cousineau, elle rangeait son instrument à peine quelques jours quand la famille partait en vacances. Puis elle jouait pour le plaisir, vite rejointe par sa sœur Marie-Claire et son frère Nicolas.

Quant à Angèle Dubeau, sa première pause d’une semaine lui a été imposée dans la jeune vingtaine (après plus de 15 ans de violon !) par son amoureux, qui l’avait traînée en camping pour la faire décrocher.

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Angèle Dubeau, violoniste

Après trois jours, j’ai commencé à faire des cauchemars : je montais sur scène et je ne savais plus rien, j’étais tétanisée, incapable de jouer !

Angèle Dubeau, violoniste

Évidemment, au retour, elle a réalisé que quelques jours suffisaient pour la remettre en forme. Ses collègues disent tous la même chose à ce sujet : deux ou trois jours pour la remise en forme générale. Antoine Bareil, violon solo de l’Orchestre symphonique de Laval, précise : « Le deuxième jour, je suis déjà revenu à 85 ou 90 % de ma forme habituelle. Le plus traître au retour, c’est la subtilité du contact entre l’archet et la corde : c’est ce qui prend le bord quand le lac remplace le lutrin. »

Aujourd’hui, Olivier Thouin travaille toujours son violon de 10 à 15 heures par semaine, en plus des répétitions d’orchestre, mais les choses ont bien changé depuis son dixième anniversaire. « En début de pandémie, j’ai complètement arrêté de jouer pendant trois semaines… certainement la plus longue pause de ma vie de musicien ! C’est bénéfique autant pour le corps que pour la tête. Notre métier demande une concentration et un contrôle physique sans relâche. C’est excellent de ‟fermer boutique” pendant un moment pour revenir rafraîchi. Mes enfants, de 12 et 14 ans, m’ont aussi aidé à revoir mes priorités au quotidien. »

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Olivier Thouin, violoniste

Les vacances d’été ne sont par contre jamais longues : les festivals tiennent nos violonistes bien occupés. Au total, ils ne s’arrêtent qu’une ou deux semaines par année.

Mais ce n’est plus le spectre de leurs sévères professeurs qui les retient. Pour Angèle Dubeau, « les pauses clarifient des choses, le corps en a besoin, je peux maintenant arrêter une semaine sans paniquer… mais je fais parfois encore des cauchemars ! »

C’est le cancer du sein qui lui aura imposé le plus long arrêt de sa vie : « Trois mois sans pouvoir jouer… Quand j’ai repris le violon, la quantité d’émotion accumulée était immense : je pleurais, mon âme pleurait, mon instrument pleurait… Quelle soupape ! »

Renouer avec la vie sans violon, si ce n’est pas la maladie qui l’impose, peut aussi être une soupape, selon Antoine Bareil : « On finit par n’être que ce qu’on fait, et par perdre l’essence même de ce qu’on est sans notre instrument. C’est primordial de décrocher pour tout remettre en perspective. Cesser de courir d’un projet à l’autre, retrouver la nature, apprécier la beauté du silence, manger une poutine au casse-croûte, sauter dans les vagues… la vie est là aussi. Autrement, ‟l’Art avec un grand A” finit par s’essouffler. »

Pour moi, je l’avoue, les pauses sont fréquentes : je mène une carrière à temps partiel. Quand je me rassois au clavecin, les premières minutes sont magiques. D’abord, je me roule dans le son, les doigts sont peut-être moins précis, mais étrangement détendus.

Après, il faut regagner la précision. C’est là que l’oreille se met au travail, pas celle qui s’émeut du son retrouvé, l’autre : celle qui est exigeante, mais qui fait avancer la musique.

Allez, on se retrouve en août, je dois travailler mon instrument !