Tout est politique, scandaient les militants de Mai 68. Même chanter des paroles apolitiques sur des rythmes pop dans la ville la plus libérale d’Israël ? C’est l’avis de militants propalestiniens canadiens, qui enjoignent aux artistes de ne pas donner de spectacles dans l’État hébreu.

L’organisme Canadians for Justice and Peace in the Middle East fait circuler une pétition, appuyée mardi sur Facebook par l’ancien député de Québec solidaire Amir Khadir, afin que Céline Dion annule deux concerts qu’elle a prévus à Tel-Aviv en août prochain.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Céline Dion au Centre Bell

« Chère Céline, […] depuis des décennies, Israël commet des graves violations des droits humains contre les Palestiniens, rappelle Amir Khadir, dans une publication qui s’apparente à un lancer de chaussure virtuel. Je joins ma voix à d’autres Québécois-es éprises de paix pour t’inviter à ne pas aller chanter en Israël. Roger Waters n’y va pas par respect pour la justice, pour la paix et pour protester contre l’appropriation illégale de la terre des Palestiniens depuis 70 ans. »

Peut-on exiger de Céline Dion qu’elle se prononce sur la complexité inextricable du conflit israélo-arabe ? Chaque artiste a le droit de se produire là où il veut, pour les raisons qui sont les siennes. 

Céline Dion a le droit de ne pas s’intéresser au Moyen-Orient. Elle a le droit de ne pas être politisée. C’est aussi sa prérogative la plus stricte de ne pas se mêler de géopolitique. Elle a certainement d’autres préoccupations (elle enterre sa mère ce jeudi).

Cela dit, la médiatisation de cette publication Facebook d’Amir Khadir place la célèbre chanteuse dans une situation délicate. Si elle maintient ses spectacles, certains l’accuseront d’être insensible aux injustices que vivent au quotidien les Palestiniens sous l’occupation israélienne. Si elle les annule, d’autres diront qu’elle se mêle de ce qui ne la regarde pas.

Elle ne peut, dans les circonstances, plaider l’ignorance ni faire fi de la réalité israélo-palestinienne. C’est du reste ce que bien des artistes préfèrent faire. Pour toutes sortes de raisons qui leur appartiennent.

Céline Dion peut se consoler en se disant qu’elle n’est pas la seule à être devant un tel dilemme. Le scénario n’est pas inhabituel. Le même choix éthique s’impose à tout artiste de réputation internationale qui est invité à se produire en spectacle en Israël. 

Si pour l’ex-Pink Floyd Roger Waters, un militant propalestinien de longue date, la question du boycottage culturel d’Israël est entendue, pour d’autres, comme Lorde, Lana Del Rey, Lauryn Hill ou encore Stevie Wonder, elle ne semble pas avoir été tranchée clairement.

Tous ont prévu des spectacles en Israël avant d’y renoncer, après y avoir été invités par le groupe pro-palestinien BDS (Boycott, Divestment, Sanctions). L’organisme, qui milite pour une paix durable entre deux entités étatiques reconnues et la fin de l’occupation et de la colonisation israéliennes dans les Territoires occupés, s’inspire du mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud.

Quiconque s’intéresse de près au conflit israélo-palestinien et a visité Israël (j’en suis) ne peut nier de bonne foi que la situation des Palestiniens, dépossédés de leurs terres au mépris de quantité de résolutions de l’ONU et du droit international, rappelle à bien des égards celle des Sud-Africains sous le joug des dirigeants politiques afrikaners. En particulier dans le contexte d’un retour au pouvoir du gouvernement de droite nationaliste de Benyamin Nétanyahou.

En 1985, un groupe de musiciens, sous l’impulsion de Stevie Van Zandt — guitariste de l’E Street Band de Bruce Springsteen —, a enregistré la chanson Sun City afin de décourager les artistes de se produire en Afrique du Sud pendant la durée du régime d’apartheid. Miles Davis, Bob Dylan, Lou Reed, Peter Gabriel, U2, des membres des Rolling Stones et plusieurs autres ont participé à l’enregistrement. Leurs voix ont été entendues et peu d’artistes ont osé par la suite « jouer à Sun City ».

Céline Dion s’est elle aussi montrée sensible au sort des victimes de l’apartheid. Elle a même nommé l’un de ses fils en l’honneur de Nelson Mandela, qu’elle a rencontré en marge d’un concert à Johannesburg en 2008. Son fils dont les grands-parents paternels (les parents de René Angélil) étaient un immigrant syrien de Damas et une fille d’immigrants syro-libanais.

À chacun ses sensibilités. Des artistes populaires, parmi lesquels Madonna, Justin Bieber, Rihanna et Lady Gaga, ont préféré maintenir leurs spectacles en Israël, malgré les pressions des militants propalestiniens. Le groupe Radiohead a aussi refusé d’annuler un concert à Tel-Aviv en 2017.

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Le groupe Radiohead a refusé d’annuler un concert à Tel-Aviv en 2017.

Le cinéaste de gauche Ken Loach, qui appuie le boycottage culturel d’Israël, avait alors déclaré que le groupe anglais devait décider s’il se rangeait « du côté des oppresseurs ou des opprimés ». Ce à quoi le chanteur Thom Yorke avait répondu, en faisant référence à Benyamin Nétanyahou et à son allié Donald Trump, que se produire dans un pays n’équivalait pas à approuver les politiques de ses dirigeants.

Ce n’était pas, de mon point de vue de fan, le moment le plus glorieux de la carrière de Thom. À sa décharge, si la colonisation israélienne des Territoires occupés se poursuit sous l’œil complaisant des États-Unis (et l’indifférence relative de la communauté internationale), il est vrai qu’il n’y a pas qu’en Israël que l’on peut déplorer les mauvais traitements de populations minoritaires. On n’a, en effet, pas à regarder bien loin pour le constater…

Tout est politique, scandaient les militants de Mai 68. Ils n’avaient pas tort. Lorsque Céline Dion s’est associée à une collection de vêtements non genrés de la marque Nununu, conçus et fabriqués en Israël, elle a fait un geste politique. Lorsqu’elle a déclaré à la mort de Nelson Mandela que « son courage et sa détermination ont contribué à changer le destin de son peuple et servi d’exemple au reste du monde », elle a aussi fait un geste politique.

D’ici août prochain, peu importe ce qu’elle choisit, qu’elle se positionne d’une manière ou d’une autre, à la faveur des uns ou des autres — même malgré elle, voire à son corps défendant —, elle en fera un autre.