L'industrie musicale s'inquiète de la maigre part laissée à la chanson francophone sur les plateformes d'écoute en continu.

L'exercice se voulait sans prétention. Cela ne l'a pas empêché d'être révélateur.

Notre collecte de données matinale, au mois de janvier, nous a laissés devant un constat pour le moins étonnant concernant la place du français dans nos écouteurs.

Alors que 94 personnes écoutaient de la musique au moment où La Presse les a croisées, à peine 4 d'entre elles se déplaçaient au son d'une chanson en français.

Cette rareté de la langue de Molière, sans être un reflet exact des habitudes de consommation des Montréalais, n'était pas attribuable qu'au hasard pour autant. Surtout lorsqu'on constate qu'environ le tiers de nos répondants étaient branchés sur Spotify, populaire service suédois de musique en continu.

«La musique francophone est sous-représentée sur les plateformes de musique en continu : elle n'est pas suffisamment exposée, et la consommation va de pair», explique Philippe Archambault, président de l'Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) et directeur général de la maison de disques Audiogram.

Dans un mémoire déposé le 11 janvier dernier à l'intention du gouvernement fédéral, l'ADISQ estime qu'en 2017, la proportion de produits québécois consommés sur les plateformes de musique en continu était la même que dans les pistes téléchargées payantes, soit 6,3 % du total des chansons. «Si ce n'est bien moins», précise le rapport.

En contrepartie, la proportion de contenus francophones atteint plus de 30 % pour les albums téléchargés et 45 % pour les albums physiques, deux catégories dont la chute vertigineuse des ventes semble toutefois devoir se poursuivre inéluctablement.

En réalité, il est pour l'instant impossible d'avoir accès aux données concernant la part du contenu francophone dans l'écoute de musique en continu au Québec. La firme Nielsen, qui compile ce type de données au Canada, n'a pas été en mesure de nous fournir un rapport détaillé pour la province. Ni YouTube, ni Spotify, ni Apple ne nous ont pour leur part dévoilé leurs données.

«Il faut la trouver»

Refusant de rejoindre le camp des «alarmistes», M. Archambault maintient que les amateurs de musique «ne s'éloignent pas du francophone». «Mais la musique en français, il faut la trouver, convient-il. On n'en entendra jamais si on n'est pas curieux et qu'on n'écoute que ce qu'on nous donne. Le problème est là.»

Le nerf de la guerre, rappelle Geneviève Côté, chef des affaires du Québec à la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN), c'est la «découvrabilité», cette capacité, ou volonté, à faire découvrir de nouveaux contenus aux utilisateurs.

Grâce aux algorithmes mis en place par les plateformes de musique en continu, les utilisateurs reçoivent des suggestions basées sur leurs écoutes passées et sont exposés en premier lieu à des pièces ou des artistes connaissant un grand succès.

Ainsi, «plus les gens consomment un titre de Drake ou de Post Malone, plus d'autres gens vont le découvrir, alors on finit par tous écouter la même chose», illustre Mme Côté.

«La diversité n'est pas au rendez-vous», résume-t-elle.

Cela n'empêche pas des artistes francophones de se démarquer - pensons à Loud, dont la chanson Toutes les femmes savent danser a été écoutée quelque 7,5 millions de fois sur Spotify, en plus de 4,4 millions de visionnements du clip sur YouTube. Mais pour un succès à la Loud, un artiste émergent peinera à grappiller les écoutes, passant sous le radar des algorithmes ou des «curateurs» qui fabriquent les listes d'écoute.

Le Canada anglais, par ailleurs, n'échappe pas à cette tendance. Selon une compilation du Canadian Music Blog, seulement 30 artistes canadiens se sont taillé une place dans le top 100 canadien du Billboard en 2018.

Il s'agit d'une chute draconienne par rapport aux 89 artistes qui y ont figuré en 2013.

Changer les règles du jeu

Récemment, la discussion s'est transportée à Ottawa. Un groupe d'experts est actuellement en train de réviser la Loi sur les télécommunications, la Loi sur la radiocommunication ainsi que la Loi sur la radiodiffusion, tâche titanesque qui doit accoucher du nouveau cadre qui serait imposé aux géants de la diffusion en ligne comme Spotify et Netflix. Un rapport préliminaire du groupe d'experts devrait être déposé en juin prochain ; le rapport définitif, lui, arrivera en janvier 2020.

Au bureau du ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, on reconnaît d'emblée que le Canada a un rôle à jouer dans la protection de la culture locale sur l'internet.

«La Loi sur la radiodiffusion n'a pas été révisée depuis l'arrivée de l'internet dans nos maisons, nous a écrit l'attaché de presse du ministre. Il n'y aura pas de passe-droit, ajoute-t-on. Tu profites du système, tu contribues au système.»

Dans le mémoire de l'ADISQ, une des recommandations est explicite en ce sens: «Imposer à toutes les entreprises de programmation [...] la valorisation des contenus canadiens.»

Geneviève Côté, de la SOCAN, espère pour sa part que la volonté d'Ottawa se traduira en mesures concrètes, qui obligeront les entreprises à fournir leur part. Elle donne en exemple les quotas de contenu francophone et canadien qu'Ottawa a imposés à l'industrie radiophonique et qui «ont énormément aidé la culture canadienne».

«Ça va chialer un peu, mais ça arrive chaque fois qu'il y a des changements», prédit-elle.

Là pour de bon

Une étude de l'organisme de recherche CEFRIO a conclu en 2017 que le tiers des adultes québécois avait adopté l'écoute en continu, une proportion qui augmente à 74 % chez les 18-24 ans. Autrement dit: le streaming est là pour de bon.

Et les géants ont trouvé leurs fidèles: selon une analyse de l'Observateur des technologies médias, 93 % des utilisateurs optent pour YouTube, tandis que 61 % ont choisi Spotify (en forte croissance depuis quatre ans).

«Le milieu ne peut plus ignorer cette réalité, constate Philippe Archambault. Alors qu'est-ce qu'on peut faire? Améliorer le processus, la promotion de nos contenus.»

Comme elle le fait depuis toujours avec les programmateurs radio, l'industrie doit donc travailler de pair avec les «curateurs» des plateformes web.

De toute façon, le président de l'ADISQ concède: «On a toujours été un petit marché francophone dans une marée anglophone, et on s'est toujours débrouillés.»

Selon lui, un inévitable retour du balancier s'exercera lorsque les supports physiques et les téléchargements payants disparaîtront pour de bon. Il n'y aura alors plus d'autre option pour les amateurs de franco d'embrasser l'écoute en continu.

Mais avec 3 millions de disques encore vendus en 2018, l'industrie n'a pas encore atteint le point de rupture.

En attendant, elle tient le coup, en espérant qu'arrive une bouée de sauvetage.

- Avec la collaboration de Christian Geiser, La Presse

Photo Patrick Sanfaçon, La Presse

Alors que 94 personnes écoutaient de la musique au moment où La Presse les a croisées, à peine 4 d'entre elles se déplaçaient au son d'une chanson en français.