Dans Havre-Saint-Pierre, l’écrivaine libano-québécoise Abla Farhoud a voulu signer le point final de son œuvre en évoquant des questions qui lui étaient chères – l’appartenance, l’attachement à la langue et ce qu’elle appelle « l’énigme du départ », cette mystérieuse impulsion qui pousse certaines personnes à se déraciner pour émigrer. Mais elle a aussi voulu écrire sur son père dans ce récit bouleversant qui nous entraîne du Liban à la Côte-Nord, et qui a vu le jour grâce à l’apport de sa fille, Alecka Farhoud.

Lorsque Abla Farhoud s’est éteinte, le 1er décembre 2021, son roman était entre les mains de son éditeur, Alain-Nicolas Renaud. Sachant que la fin approchait, l’écrivaine lui a demandé d’y apporter les dernières corrections pour qu’il puisse être publié. Sans en parler à sa fille. « Jamais elle ne m’aurait demandé ça, dit celle-ci. C’est bien trop lourd. Puis ma mère décède et tout le mois de décembre passe. »

Alecka Farhoud réalise soudain qu’elle ne pouvait pas rester les bras croisés. « J’ai écrit à Alain-Nicolas et je lui ai dit : “C’est plus fort que moi, je ne peux pas te laisser faire ça tout seul, il faut que je le fasse avec toi. Je veux être le chien de garde de ma mère, je veux être sa voix.’’ »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Abla Farhoud en 2017

Un devoir

Depuis le premier roman de sa mère, Le bonheur a la queue glissante (paru en 1998), Alecka Farhoud a toujours été sa lectrice privilégiée. « J’avais 17 ans quand elle a commencé à me faire lire ses premières versions. Elle avait confiance en mon sens artistique et ça me donnait de la force », se souvient-elle.

Mère et fille ont même écrit un album ensemble, Alecka, réalisé en 2011 par son frère Mathieu, alias Chafiik, du groupe Loco Locass.

« On a travaillé ensemble, je sais comment elle écrit, je connais son rythme », raconte Alecka Farhoud.

L’éditeur lui envoie donc la dernière version du texte pour qu’elle y apporte les corrections finales.

Moi, j’avais juste lu sa première version, et c’était la pire que j’avais jamais vue de ma mère ! Ça se voyait qu’elle était fatiguée et je ne savais pas comment lui dire. Puis là, j’ai vu tout le travail qu’elle avait fait. Elle n’était pas là pour que je puisse lui dire bravo et à quel point elle avait bien travaillé.

Alecka Farhoud

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Abla Farhoud (à droite), au côté de sa fille Alecka et de sa petite-fille

Entre rires et larmes, Alecka Farhoud réalise qu’elle a finalement épargné à sa mère cette partie du travail qu’elle abhorrait – les corrections. « J’ai habité beaucoup avec ma mère ; je suis partie, je suis revenue, même avec ma fille, et je le voyais tout le temps dans sa face quand c’était le temps des corrections. Elle haïssait ça ! Dans le fond, elle était bien contente de ne pas avoir à le faire », dit-elle en riant.

Une histoire de famille

Maintenant que le livre a enfin été publié, Alecka Farhoud se sent fière. « Remplie de plénitude. »

« J’ai fait en sorte que ma mère puisse sortir son livre. Si une mère qui construit des maisons meurt et qu’il manque des fenêtres à sa maison, est-ce qu’on va laisser la maison comme ça ? », demande-t-elle.

Elle se souvient comment cette mère qui n’a jamais perdu sa capacité de s’émerveiller, et qui lui manque tant, « tombait en dépression » après chaque roman. « Il fallait que je la remonte parce qu’elle pensait qu’elle ne serait plus capable d’écrire... Une vraie artiste ! »

À travers l’histoire de deux frères qui font la route de Montréal à Havre-Saint-Pierre, sur la Côte-Nord, pour se recueillir sur la tombe de leur sœur disparue un demi-siècle plus tôt, Abla Farhoud a voulu raconter l’histoire de son père, qui est resté au Liban alors que toute sa famille émigrait au Québec. « Avant, les Libanais partaient et laissaient l’enfant le plus vieux au village pour qu’il garde la terre. Ça faisait à peu près 10 ans que ma mère essayait d’écrire ce roman sur son père, mais elle ne trouvait pas le bon filon. Elle le commençait, puis elle le laissait pour en écrire un autre. Avant de décéder, elle a fini par l’écrire ; son premier roman, c’était l’histoire de sa mère, et son dernier, celle de son père. »

Finalement, c’est avec l’histoire – fictive – de cette sœur morte à Havre-Saint-Pierre qu’elle a trouvé le moyen de raconter le déchirement vécu par son père, sa relation avec ce frère perdu de vue et cette mère qui l’avait abandonné. En revanche, Alecka Farhoud a bel et bien des arrière-grands-parents qui ont vécu sur la Côte-Nord au tournant du XXsiècle, puisque c’est là qu’accostaient les bateaux partis de Beyrouth avant de rejoindre Montréal. « Mon arrière-arrière-grand-père était arrivé au mois de juillet à Havre-Saint-Pierre avec son fils et il avait trouvé ça beau ; il s’est installé et il a ouvert un commerce, mais il ne savait pas qu’il y avait novembre, décembre, janvier, février », dit-elle en riant.

Cette histoire d’immigration et d’errances identitaires, Alecka Farhoud y a tout de même mis le vrai point final, en fin de compte, en écrivant le dernier paragraphe du roman. Le regard voilé par les pleurs, elle se rappelle comment elle a allumé le lampion de sa mère et s’est mise à écrire sans réfléchir. « Quand j’ai relu ce que j’avais écrit, j’ai dit : c’est bon. Puis le lampion s’est éteint. C’était ma mère qui disait : il est fini, le livre. »

Havre-Saint-Pierre

Havre-Saint-Pierre

VLB éditeur

158 pages