Quel est le prix de la liberté ? Pas de manière symbolique, mais ce que cela coûte réellement ?

C’est la question fondamentale que pose Édouard Louis dans son dernier livre, Monique s’évade, où il raconte la deuxième fuite de sa mère, après avoir détaillé il y a trois ans, dans Combats et métamorphoses d’une femme, comment elle avait mis fin à un mariage malheureux avec son mari à 45 ans, et renoué avec son fils.

Pourtant, dix ans plus tard, après avoir refait sa vie avec un autre homme, elle se retrouve dans la même situation : c’est lui aussi un conjoint alcoolique qui la maltraite, ce qui fait dire à l’auteur : « Il y a des êtres portés par la vie et d’autres qui doivent lutter contre elle. Ceux qui appartiennent à la deuxième catégorie sont fatigués. »

De nouveau, cette femme modeste, mère de cinq enfants, doit repartir à zéro, car en suivant son nouveau conjoint à Paris, elle a perdu tous ses repères et est financièrement dépendante de cet homme. Mais cette fois-ci, c’est différent, son fils peut l’aider. En fait, Édouard Louis devient littéralement le complice de cette évasion qui l’enthousiasme autant sinon plus qu’elle, et ce livre est en quelque sorte une commande de sa mère qui lui fait remarquer que depuis Combats et métamorphoses d’une femme, elle a encore changé.

Est-ce une façon pour lui de se racheter de l’avoir blessée avec son premier livre où il n’a ménagé personne, en racontant comment il a grandi dans un milieu où régnaient la misère, l’alcool et l’homophobie ? Il constate cependant que c’est avec l’argent de ses livres qu’il peut maintenant financer sa libération.

Ce qu’elle avait vu comme une trahison était ce qui nous permettait d’affronter le présent. Ce qu’elle avait vécu comme une violence à son égard était aujourd’hui ce qui allait lui permettre de se libérer de la violence.

Édouard Louis

Monique s’évade, dont le titre s’inspire du livre Ève s’évade d’Hélène Cixous, est peut-être le livre le plus optimiste d’Édouard Louis, qui confesse que « rien en littérature ne [lui avait] jamais autant procuré de joie », car « à travers elle, j’ai découvert le plaisir d’écrire au service d’un autre, d’une autre. J’ai appris l’enchantement que procure la disparition, l’effacement, le fait de ne devenir qu’un regard dans l’histoire d’un autre destin que le mien », ce qui rappelle la démarche d’Emmanuel Carrère, l’auteur de D’autres vies que la mienne.

L’écrivain avait pensé d’abord écrire un livre qui aurait eu la forme d’un document « aussi commun qu’une facture », mais cela n’aurait pas démontré ce que demandait vraiment cette évasion. En résidence d’écriture en Grèce, Édouard Louis mobilise de loin tout ce qu’il peut pour porter secours à sa mère à qui il prête son appartement, en plus de lui envoyer des plats cuisinés ; il renoue même avec sa sœur qui ne lui parlait plus depuis son premier livre, En finir avec Eddy Bellegueule, avec qui il cherche un nouveau toit, de nouveaux meubles, des déménageurs, etc.

Cela devient une véritable entreprise, qui l’obsède : « Tout le reste m’apparaît aujourd’hui futile en comparaison de cette chose-là : la vie, sa possibilité ».

Au travers de ce plan qu’ils organisent ensemble, de nombreux moments émouvants, notamment lorsque Monique voit sa vie portée sur scène dans une adaptation de Combats et métamorphoses d’une femme, à Hambourg, où elle sera ovationnée. Elle n’avait jamais pris l’avion. « Toutes ces choses qu’on s’apprêtait à faire ensemble seraient pour elle une succession de Premières Fois, écrit-il. Une guerre contre une armée de Jamais. »

Édouard Louis évoque le célèbre Une chambre à soi de Virginia Woolf qui disait que pour écrire, une femme avait besoin d’un lieu et d’une petite rente. « Une chambre, un espace, des murs, une clé, de l’argent : c’est aussi, cent ans plus tard, ce qu’il fallait à ma mère, non pas pour devenir une écrivaine, mais pour devenir une femme plus libre et plus heureuse. Woolf avait compris, cent ans plus tôt, que la liberté n’est pas d’abord un enjeu esthétique et symbolique, mais un enjeu matériel et pratique. »

Lorsqu’on se demande pourquoi une femme ne quitte pas un conjoint violent, est-ce qu’on pense aussi aux moyens que cela demande ?

Dans une relation toxique, il n’y a pas que l’emprise psychologique, il y a aussi l’emprise économique, le manque de confiance si on n’a pas de formation ou d’emploi, tellement de choses en fait qui peuvent freiner l’émancipation, parmi lesquelles, ne l’oublions pas, les refuges pour femmes qui débordent, et que certains gouvernements estiment parfois trop chers…

C’est pourquoi Édouard Louis pose ces judicieuses questions : « Est-ce qu’il serait possible d’établir quelque chose comme un prix de la liberté, un prix quantifiable rationnellement, mathématiquement ? Est-ce qu’une fois ce prix fixé et rendu accessible au plus grand nombre, de nouvelles évasions surgiraient, se multiplieraient à l’infini ? Pour le dire plus explicitement et donc plus brutalement : combien de personnes, combien de femmes changeraient de vie si elles obtenaient un chèque ? »

Monique s’évade

Monique s’évade

Seuil

180 pages