Les écrits du prolifique Larry Tremblay ont cette grande qualité de me troubler profondément. Son simple nom sur une couverture est la promesse que je serai secouée, car la question du mal traverse son œuvre, et finit par nous traverser, du Christ obèse au célèbre L’orangeraie en passant par Tableau final de l’amour l’an dernier.

Déjà, ce nouveau titre, D’enfers et d’enfants, semble coller à l’actualité, et j’en suis presque jalouse. Toutes ces manifestations que nous voyons depuis quelque temps, contre les drags, les trans ou les toilettes mixtes, se font toujours pour soi-disant protéger les enfants, qui servent plus souvent à ouvrir la voie vers quelques enfers dont on pensait être sortis. « Pourquoi arrive-t-il qu’enfance et enfer se partagent la même saison ? », peut-on lire en quatrième de couverture...

Larry Tremblay me reçoit chez lui, entre deux voyages et quatre projets, comme toujours, et il constate que « l’enfant est une figure centrale de nos jours ». « Comme s’il supportait un écran de projection, où l’on inscrit nos peurs, nos craintes, nos surprotections, nos surfragilisations aussi », dit-il.

D’enfers et d’enfants, ce sont cinq nouvelles percutantes, dont on ne sort pas indemne, contaminées par l’air du temps, mais transformées par le regard de Larry Tremblay. Un homme qui doit passer par la métaphore pour parler à l’agresseur de son enfance qui a perverti l’expérience du plaisir et de l’amour ; un professeur de mathématiques qui s’exprime avec éloquence, mais est conspirationniste, prêt au pire pour protéger sa « petite chose » qu’il croit unique ; un couple qui se détruit en s’attaquant sur l’identité de genre de son enfant, en oubliant son frère « ordinaire » ; la confession terrible d’un fils sur la tombe de sa mère ; la maltraitance d’un garçon qui déçoit des parents eux-mêmes plus que décevants, parce que trop abîmés par la vie.

J’ai pensé particulièrement à l’enfant dans les structures sociales, dans la famille ou à l’école. Ces nouvelles-là sont très distinctes les unes des autres, même s’il y a un fil conducteur, mais la forme est différente chaque fois.

Larry Tremblay, auteur, dramaturge et poète

Et ce fil conducteur est Arthur Rimbaud, l’enfant génial, qui a vécu sa « saison en enfer ». « C’est un enfant pour moi, qui est passé par toutes sortes d’étapes, de sexualité, ensuite d’aventures, la Commune, la guerre, l’Afrique, et puis, sa poésie, son rapport au langage, son impact. Je trouvais que cette figure-là recelait à peu près toutes mes thématiques. »

L’étonnement philosophique

Mais qu’est-ce que l’enfance et qu’est-ce que l’enfer pour Larry Tremblay ? « Je pense que les enfants vivent dans le présent, répond-il. Il y a un étonnement philosophique chez l’enfant, c’est-à-dire qu’il n’a pas de préjugés, de préconceptions, et alors on voit les choses dans leur jaillissement. Parce que la philosophie, c’est de s’étonner de ce qui est. Mais après un certain temps, on ne s’étonne plus et on projette des systèmes de pensée et des systèmes de valeurs sur le réel qui devient compartimenté, analysé, décortiqué. On perd le sensible du réel. L’enfer, c’est peut-être d’oublier ça, d’être enfermé dans un passé de ressentiment. Voilà pourquoi on fait de la méditation, qu’on fait de l’art, qu’on va voir un tableau, un spectacle, ce qui nous permet un peu de déconnecter de ce réel. »

Larry Tremblay, qui est aussi dramaturge et poète, et dont les romans L’orangeraie et Tableau final de l’amour sont en cours d’adaptation pour le cinéma, s’inquiète cependant que ce refuge qu’est l’art soit aujourd’hui envahi par une nouvelle morale. Assez inquiet pour avoir écrit un essai sur le sujet qui sera publié dans la prochaine année. Il se demande par exemple si un livre comme L’orangeraie, couvert de prix et traduit en 25 langues dans le monde, une fable qui se déroule dans ce qui semble être un pays fictif du Moyen-Orient, recevrait le même accueil s’il était publié aujourd’hui. « Je m’interroge sur notre légitimité en tant que créateur, on a le droit d’écrire sur quoi aujourd’hui ? », note-t-il.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Larry Tremblay

Au départ de son recueil de nouvelles, il avait l’intention d’écrire sur George Floyd, du point de vue du policier, pour tenter de comprendre comment on peut en arriver à commettre un tel geste, mais on lui a fait sentir qu’il ne fallait pas aller là. On lui a aussi fait remarquer qu’il n’était pas britannique pour écrire sur le peintre Francis Bacon. L’écrivain ne se plaint pas, sa carrière va bon train, il partira bientôt pour une tournée européenne, mais ces commentaires sont symptomatiques selon lui d’une envie de construire des murs plutôt que de les abattre.

« Ça me dérange beaucoup parce que j’appelle ça le rétrécissement de l’imaginaire, ce qui amène les écrivains et les créateurs à retourner sur eux-mêmes toute leur puissance d’imagination. On parle de plus en plus de soi, parce que c’est plus sécuritaire que de parler de l’autre. Je réfléchis sur une tendance générale qui fait en sorte que si on n’est pas vigilant, on va aller vers ce rétrécissement-là. »

Parce que la société, la bien-pensance et les instances actuelles incitent la plupart des gens à réfléchir sur eux, leur corps, leur couleur de peau, leurs propres valeurs religieuses, et tout ça fait qu’on est de plus en plus tourné vers soi et non vers l’extérieur, vers l’autre.

Larry Tremblay, auteur, dramaturge et poète

Pour un créateur comme lui qui n’a jamais fait dans l’autofiction ni dans les thèmes faciles, l’inquiétude est compréhensible. C’est peut-être aussi pourquoi il a créé une nouvelle pièce intitulée Coup de vieux qui sera présentée en janvier au Trident et au printemps au Théâtre d’Aujourd’hui. « Je pense que la morale a subrepticement intégré l’esthétique, parce qu’il n’y en a plus dans la politique. Les créateurs ont une responsabilité morale alors qu’avant, on n’avait pas ça. »

Comme Larry Tremblay n’a jamais été un polémiste excité, et que je ne rate aucun de ses livres, j’ai très hâte de lire son essai, en attendant de me remettre de D’enfers et d’enfants.

En librairie le 4 octobre

D’enfers et d’enfants

D’enfers et d’enfants

La Peuplade

149 pages