L’initiative « Le 12 août, j’achète un livre québécois » a été lancée il y a presque 10 ans par deux auteurs, et son succès se confirme d’année en année, particulièrement dans la vente de romans. Ce 12 août, pourquoi ne pas oser la poésie ? D’autant plus que deux de nos meilleures poètes publient de nouveaux recueils presque en même temps : Kau Minuat – Une fois de plus de Joséphine Bacon et Les choses de la lumière de Maude Veilleux.

Nous nous rencontrons dans les bureaux de Mémoire d’encrier, la maison d’édition de Joséphine, qui arrive en s’appuyant sur sa canne et ses « genoux de métal qui continuent d’avancer », comme elle aime le dire, tandis que Maude porte toujours cette longue chevelure de sirène et ce regard aussi brillant que mélancolique.

Je les aime beaucoup toutes les deux, bien qu’elles soient très différentes, et pas du tout de la même génération. Joséphine, née en 1947, est une Innue originaire de Pessamit, tandis que Maude est née en Beauce en 1985 ; la première écrit à la main sur des feuilles volantes et l’autre sur ordinateur, mais elles ont en commun d’avoir été fortement inspirées par leurs racines partout présentes dans leurs œuvres, en plus d’avoir un rapport viscéral au corps et à son environnement, naturel ou technologique.

Je trouvais intéressant de les faire se rencontrer, elles qui se sont timidement croisées parfois dans des évènements. Maude se souvient en particulier d’une lecture mémorable de Joséphine à la Fonderie Darling. « C’est sur une place publique, le son était très bon et on entendait des voitures sport en même temps. Dans ce contraste, on aurait dit que quelque chose se fracturait dans l’air. C’est un de mes meilleurs souvenirs de poésie. »

Pour convaincre les gens qui sont persuadés de ne pas aimer la poésie, Joséphine et Maude ont le même argument : c’est comme quelqu’un qui dirait ne pas aimer la musique en général.

Il y a des poètes qui vont plus nous plaire que d’autres, comme on préfère certains artistes ou auteurs. Ce qui aide est d’entendre de vive voix le poème – c’est souvent là qu’on accroche. À la complicité teintée d’humour que Maude sait créer avec son public, ou à la langue innu-aimun que Joséphine nous fait entendre, et qui fait partie du Québec. D’ailleurs, les recueils de Joséphine sont toujours publiés en français et en innu-aimun, mais elle ne « traduit » pas ses poèmes, car elle veut respecter en français ce qu’elle écrit dans sa langue, « qui est une langue de verbe et, avec le verbe, tu peux tout faire ».

Le verbe de Joséphine, on l’écoute. Notre entretien est plutôt drôle à voir, car Maude et moi sommes impressionnées chaque fois qu’elle ouvre la bouche. J’ai presque envie de m’excuser auprès de Maude de ne pas avoir encore souligné qu’elle célèbre dix ans de poésie en publiant Les choses de la lumière chez Marchand de feuilles. Ce titre réunit tous ses recueils publiés à la défunte maison Les Éditions de l’Écrou – Une sorte de lumière spéciale, Last call les murènes et Les choses de l’amour à marde – ainsi que 48 poèmes inédits. C’est toute la poésie de Veilleux que vous avez dans ce livre, si vous avez envie de plonger dans son univers cru et dense.

« J’avais envie de les offrir ensemble, et de fermer une boucle », explique celle qui écrit dans la préface avoir été en colère contre le monde de la littérature, en raison de la fatigue de nombreux projets, du #metoo dans le milieu littéraire et aussi du deuil de la fin de l’Écrou, qui était une famille, comme celle de Mémoire d’encrier où nous sommes. Mais elle revient tranquillement à la scène, malgré l’anxiété, ayant participé au récent Festival acadien de Caraquet. « Ça m’a fait du bien, c’est tellement un beau public et une belle écoute. J’essaie de reconstruire sur quelque chose de beau et de positif. »

Elle a pu y entendre Alexis Vollant, qui écrit dans la langue de Joséphine, ce qui remplit cette dernière de fierté, car rien ne lui fait plus plaisir que de voir les jeunes se réapproprier l’innu. Et c’est beaucoup grâce à des poètes comme elle que c’est en train d’arriver : Joséphine est demandée partout, en plus de récolter les prix littéraires, le plus récent étant le prestigieux prix Molson du Conseil des arts du Canada.

Lire Joséphine Bacon, c’est découvrir une mémoire sans regret, malgré l’histoire douloureuse des premiers peuples. On n’y sent pas la colère, mais rien n’est oublié. « J’ai déjà dit que ma colère était tranquille, note-t-elle. Je trouve que la colère peut s’exprimer de tellement de façons. Un vers peut traduire ta colère sans que le vers soit fâché. » « Les colères tranquilles, qui prennent leur temps, ce sont les plus fortes », ajoute Maude.

Après Bâton à message – Tshissinuatshitakana, Un thé dans la toundra – Nipishapui nete mushat et Uiesh – Quelque part, son nouveau recueil, Kau Minuat – Une fois de plus, a été inspiré par le temps et les arbres, dit-elle. Et si vous lui demandez ce que représente ce livre dans son parcours, vous comprenez où elle se situe dans l’existence. « Je ne pense jamais à où je suis rendue. Aujourd’hui, je suis avec vous et ça me suffit. Quand je vais partir, je serai là où je serai. Je suis toujours ici quelque part.

— Ça m’inspire trop, il faut que je prenne exemple de ça, je suis toujours dans l’angoisse ! », lance Maude, ce qui nous fait éclater de rire. Mais nous sommes émues par sa réponse lorsque je lui demande quels sont ses prochains projets. « Être une bonne grand-mère ; j’ai quatre petits-enfants. Être là pour eux, le temps qui m’est donné. »

Enfin, c’est amusant, mais leurs suggestions de poésie pour le 12 août sont des poètes hors Québec. Le Franco-Ontarien Patrice Desbiens pour Joséphine, qui l’adore (moi aussi), et pour Maude l’artiste queer Xavier Gould, qu’elle vient de découvrir à Caraquet et dont je vais me procurer le recueil. Après tout, le 15 août, c’est la fête nationale des Acadiens.

Extraits

Extrait d’un poème (sans titre) du recueil Kau Minuat – Une fois de plus

Autour la vie tourne
Le temps ne vieillit pas
Mes yeux rident
Ils ont vu le passé
Le présent est là
Demain est personne

Extrait d’un poème (sans titre) du recueil Les choses de la lumière

Nettoyons ce qui sort de nos corps torchons le squirt pisse avec moi devant le café le monde je programme l’avenir le regret annonçons anything n’importe quoi annulons le fantasme ou alors c’est la chiasse amour pour les déjections ne tombons pas dans la haine du corps aimons ce que nous produisons sur l’autel plaçons la suprême morve l’héritage du cendrier célébrons la mort comme un discours contre le transhumanisme en chair et en glu nous sommes matière visqueuse tant mieux nous ne serons jamais des métaux précieux

Kau Minuat – Une fois de plus

Kau Minuat – Une fois de plus

Mémoire d’encrier

129 pages

Les choses de la lumière

Les choses de la lumière

Éditions Marchand de feuilles

280 pages