Il y a 30 ans, à la faculté de droit de l’Université de Montréal, Marc Fournier détonnait parmi les étudiants en complet-cravate qui postulaient pour des stages dans les grands bureaux d’avocats.

Il avait des dreads, jouait de la guitare dans un groupe de funk rock et était vice-président à la vie étudiante (alias « VP Party »). C’était le bon vivant que tout le monde aimait. Le cœur sur la main, le sourire permanent, le rire contagieux. Monsieur Sympathique.

Quelle ironie que mon ancien camarade de classe ait été révélé au grand public dans le rôle antipathique d’Yves Jacob, la bête noire des enquêteurs de District 31. Plus d’un million et demi de téléspectateurs ont aimé haïr Jacob alors qu’il était aux affaires internes, avant qu’il intègre le 31 et dévoile un côté plus attachant de sa personnalité.

Marc Fournier ne devait jouer au départ qu’un petit rôle dans deux épisodes de l’archipopulaire téléroman, en novembre 2016. Il aura finalement été de toutes les saisons de la quotidienne, jusqu’à en devenir l’un des personnages principaux.

« Il s’est passé de belles choses cette année », dit le comédien de 49 ans, que je retrouve dans un café du Vieux-Longueuil.

Et je suis vraiment content de le vivre maintenant. Ça doit être incroyablement difficile d’être jeté au public dans ta jeune vingtaine, alors que tu es en train de te construire.

Marc Fournier

Fournier a mis du temps à trouver sa voie, et encore plus à sortir de l’anonymat. Ce n’était pas faute de talent ni de champs d’intérêt. « D’aussi loin que je me rappelle – je ne sais pas si c’était conscient ou pas –, je n’ai jamais réussi à me ranger dans une case, dit-il. Et pourtant, je ne suis pas un excentrique. Je suis un gars très ordinaire. Mais j’avais de la curiosité pour tout. »

À l’école secondaire comme à l’université, il s’intégrait facilement dans tous les groupes. C’était le cas, au séminaire de Trois-Rivières, où il se plaisait tant au comité de pastorale que dans la troupe de théâtre ou l’équipe de football. Ses coéquipiers ne saisissaient pas ce qu’il faisait au « thiâââtre », et les filles de sa troupe n’en revenaient pas qu’il se tienne avec des douchebags.

« Et tout ce beau monde ne comprenait pas que je puisse avoir du fun dans le local de pastorale avec des gens habillés en cols roulés gris ! dit-il en riant. Tout ça répondait à un besoin que j’avais d’explorer. Je me suis rendu compte que, pendant longtemps, je ne faisais rien profondément. Je faisais du théâtre, mais je ne m’imaginais pas faire des auditions dans les écoles. J’avais du succès au football collégial, mais je n’avais pas la taille ni la vitesse pour jouer au niveau universitaire. Et je n’ai évidemment pas continué dans la pastorale ! »

Et le droit ? Il s’intéressait à la politique (il a participé au Parlement jeunesse). Aussi, un prof d’histoire du cégep de Trois-Rivières, Jean-Claude Soulard, l’a encouragé à faire des études juridiques. « Mais je n’avais jamais réfléchi à si je voulais devenir avocat. Je m’en suis rendu compte en faisant un stage pendant le Barreau. »

Il était conseiller juridique à Centraide et défendait un étudiant qui avait perdu son accès aux prêts et bourses après avoir dû réduire sa charge de travail, parce qu’il avait découvert qu’il était séropositif. Le jeune stagiaire a travaillé sur ce dossier pendant des mois, affrontant les fonctionnaires de l’université et du ministère. Au moment d’annoncer à l’étudiant qu’il avait eu gain de cause, il a appris qu’il était mort à peine trois semaines plus tôt. « Je ne me voyais pas faire ça. Je pense que j’aurais été malheureux. »

Il ne savait pas, en revanche, ce qu’il voulait faire. « J’ai pris bien des détours d’autoroute dans la vie », dit-il. C’est un euphémisme. Après sa première année de droit, il est parti en voyage sur le pouce, aux États-Unis, avec un ami. « Je n’étais même pas sûr de revenir finir mon bac. On se disait qu’on allait ouvrir un café au Mexique. C’étaient les années 1990 ! »

Le destin en a voulu autrement. Alors qu’ils s’étaient joints à une caravane de fans des Grateful Dead au Montana, l’ami de Marc lui a proposé de prendre place avec lui dans une voiture, plutôt qu’à l’arrière de la camionnette où il se trouvait. « J’étais bien dans la boîte du pick-up, avec les chiens, les guitares, les pack sacks. Je l’ai laissé aller seul dans l’auto. Cinq minutes plus tard, il y a eu une mauvaise manœuvre du conducteur pour laisser passer une voiture de police. Mon ami, qui s’appelait Marc, est mort. »

De retour à Montréal, « probablement en choc post-traumatique », Marc Fournier dit avoir erré de nombreuses semaines au square Saint-Louis. « J’étais perdu, sur la dérape. » Il s’est ressaisi juste à temps pour reprendre ses études. Derrière le boute-en-train avec qui j’aimais discuter de musique et de politique, je n’avais pas deviné cette blessure à l’époque. Et il ne m’en avait rien dit.

Nous avions le même âge, à deux semaines près, rares étudiants en droit avec les cheveux longs. Je l’avais interviewé pour La Presse alors que nous étudiions à l’École du Barreau. La chanson Flatte le Bouddha de son groupe Féroce F.E.T.A. dominait le palmarès de CISM.

Avec le chanteur Martin Thibault, un autre ancien camarade de classe (qui a fait carrière en réalisation à la télé), le guitariste François « Sunny » Duval et le bassiste Martin Roy (devenu compositeur pour la télé et le cinéma), Féroce F.E.T.A. allait remporter le grand concours de « talent » musical de l’époque, l’Empire des futures stars. « Le lendemain de la finale, j’avais un examen de droit des affaires au Barreau. On a tellement fêté que je n’ai pas été très performant ! »

Les gars de Féroce F.E.T.A. ne sont pas devenus des stars. Pris en otage dans un conflit entre deux étiquettes de disques, ils n’ont jamais pu enregistrer l’album dont ils rêvaient. J’ai perdu de vue Marc Fournier, qui a abandonné sa carrière musicale après une tournée qui a mené son groupe aux Francos, avant d’enchaîner les emplois dans les bars, les cafés et les restaurants.

Au tournant des années 2000, un ami l’a invité à jouer dans une pièce de théâtre à Trois-Rivières. Coup de foudre. Un autre comédien de la pièce avait besoin de quelqu’un pour lui donner la réplique en audition devant un agent de casting. Fournier s’est proposé et, entre deux scènes, l’agent lui a demandé pourquoi il ne lui avait pas remis son dossier. Une nouvelle carrière s’amorçait.

Il avait 30 ans. Il a décroché de petits rôles, d’abord comme figurant dans des publicités et dans Virginie (« Je faisais semblant de manger du spaghetti »). Puis un jour, alors qu’on lui offrait le poste de maître d’hôtel dans un restaurant, il a décidé de plonger dans le métier d’acteur.

« J’ai demandé à ma blonde de me donner cinq ans, en lui disant : “Si ça ne marche pas, je vais faire autre chose.” La demande a été renouvelée quelques fois ! », dit-il en riant.

En 2012, il a cru que sa carrière d’acteur décollait enfin, après avoir obtenu des rôles dans des séries web en vue (La reine rouge, Temps mort) et à la télé (Trauma, Toute la vérité). Je l’ai cru aussi, après l’avoir vu dans l’un des premiers rôles du film de Simon Galiero, La mise à l’aveugle, présenté en ouverture du Festival du nouveau cinéma. « Je pensais que ça allait peut-être se passer. Ça a finalement pris 10 ans de plus ! »

Celui qui se décrit comme un « spécialiste de rien, mais curieux tout-terrain » a fait toutes sortes de métiers, depuis, afin de subvenir aux besoins de sa famille : ébéniste, travailleur de la ferme, intervieweur de vox pop pour l’émission Les docteurs à Radio-Canada, etc. Ce père de deux adolescents a aussi travaillé comme massothérapeute, après avoir suivi une formation, dans le studio de yoga de sa blonde, à Longueuil.

Après des années plus creuses, District 31, ce succès phénoménal, semble avoir changé sa trajectoire de comédien. Je lui fais remarquer que sa propre progression dans le métier est à l’image de celle de son personnage dans le téléroman de Luc Dionne.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Marc Fournier

« C’est drôle que tu dises ça. C’est certain que je voyais le parallèle entre Jacob le batailleur, un gars de 5 pi 8 po qui ne lâche pas le morceau, et moi, l’acteur, qui voyais une belle occasion et se réjouissais d’être dans plus d’épisodes. Je pense que ça fait partie du charme du personnage. Les gens ne le connaissaient pas vraiment, puis il a fini par être dans la gang. Ça attire un capital de sympathie qui est inhérent à ce projet. J’ai été assez persévérant pour finir avec mon nom au générique à la dernière saison, ce qui a changé beaucoup de choses. »

Ce qui a le plus changé, dit-il, c’est de désormais se sentir davantage en possession de ses moyens et en confiance sur les plateaux et en audition. « Je n’ai plus l’impression de jouer ma vie chaque fois. Et c’est sûr que ça facilite le fait de se retrouver sur de beaux projets », dit celui que l’on a vu récemment dans Le bonheur à TVA et Lac-Noir sur Club illico.

Ses études de droit, qu’il ne regrette pas du tout, ont façonné sa manière d’analyser des personnages et des scénarios. « Le bien, le mal, et toutes les zones grises qui existent entre les deux ! », dit-il.

Je travaillais Jacob, même si c’était un personnage secondaire, pour maximiser son rôle de miroir de ce que la gang du District faisait mal. Pour que le public puisse reconnaître ce qui était croche. Je n’essayais pas d’en faire un héros, mais je l’ai toujours aimé, ce gars-là. Même s’il se faisait détester !

Marc Fournier

Ses années de « VP Party » sont bien derrière lui. Cette saison, lorsqu’on lui a proposé un rôle quasi quotidien sur District 31, il s’est soumis à une discipline d’ascète afin de soutenir le marathon de tournages : au lit à 20 h 30, debout à 4 h 30, le temps de faire un peu d’exercice avant la journée de travail. Pas d’alcool, pas de tabac (ou substances connexes).

« Quand j’ai décidé de devenir comédien, je me suis dit que je le ferais de manière olympienne. J’ai arrêté de viser partout. Je me suis dit que ça prenait quatre ans pour participer aux Jeux olympiques, et que ce n’est pas à tes premiers Jeux que tu as nécessairement une médaille. »

Sa médaille, ce n’est pas sa nouvelle notoriété, mais la possibilité qu’elle lui offre de pouvoir davantage pratiquer son métier. « Je sais qui je suis, même si c’est une constante recherche. J’existe en dehors du kodak, en dehors des entrevues. J’ai une famille, une maison à rénover, des enfants à élever. C’est ça, ma vie. Le reste, c’est un travail que je prends grand plaisir à faire. Mon but n’a jamais été de faire de Marc Fournier une personnalité publique ! Je reçois tout l’amour dont j’ai besoin dans mon cercle d’amis. L’amour du public, c’est autre chose. Ce n’est pas moi qu’il aime ; c’est ce que je lui donne. »

Et ceux qui ont tant aimé te haïr ? « Ce n’est pas moi qu’ils haïssent non plus ! » Il éclate d’un grand rire. Aussi sympathique qu’à 20 ans.

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