Rien de plus déprimant qu’un musicien d’orchestre désabusé : il est un peu mou sur sa chaise, offre le niveau professionnel attendu, mais sans engagement et, surtout, sans vraiment regarder son chef. Ça vous surprend ? En fait, une fraction de seconde du coin de l’œil lui suffit pour rester mécaniquement arrimé au reste de l’orchestre.

On en a vu, des orchestres, vivoter dans des relations usées, blessées, avec leur chef.

Le 8 décembre dernier, j’ai eu le privilège d’assister à l’exact opposé : une histoire d’amour encore jeune et pleine de promesses, entre un orchestre et son chef.

« Bonjour ! On va d’abord faire de la musique. »

Les musiciens de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) accueillent Rafael Payare, pour cette première répétition sous sa direction depuis des semaines, avec le sourire et des frottements de pieds au sol – une jolie façon de montrer sa joie, quand on tient un instrument dans les mains.

La musique, ce jour-là, c’est la première symphonie du compositeur finlandais Jean Sibelius, dont ils vont commencer par jouer le premier mouvement en entier.

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« Impressionnant et vaste » : voilà ce que je me dis à la fin du mouvement. Des musiciens de grand calibre, bien préparés, attentifs à leur chef, peuvent déjà rendre la partition de manière convaincante.

Le chef commence par féliciter le clarinettiste, pour le solo qui ouvre l’œuvre : un geste de reconnaissance tout simple, une main posée sur la poitrine, puis tendue vers le musicien.

Rafael Payare est corniste, un instrument délicat à maîtriser, souvent chargé de solos périlleux : il a été musicien d’orchestre et sait combien ça peut être ingrat.

Puis, il fait reprendre le clarinettiste du début, lui demandant de resserrer très légèrement un motif ici, de moduler à peine le tempo là.

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Avec Payare, le principe est simple : on reconnaît d’abord ce que le musicien offre, en variant les langues : Beautiful sound ! Wunderbar ! Fantastique ! Parfois avec une bise, envoyée de loin.

Cette reconnaissance est toujours suivie d’un « maintenant », et c’est là que le vrai travail commence.

Dans un passage, il peut choisir d’isoler trois ou quatre groupes d’instruments pour clarifier leur interrelation, préciser comment une ligne doit ponctuer l’autre dans une accélération, par exemple.

L’effet est simple et immédiat : les musiciens impliqués entendent soudain clairement ce dont ils doivent tenir compte, et le reste de l’orchestre écoute les collègues. Tous seront d’autant plus attentifs au moment de reprendre le jeu ensemble.

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C’est comme ça que peu à peu, ce qui était « impressionnant et vaste » devient un propos, une histoire. Pensez à un réalisateur qui filme une scène de foule. Le terrain est fourmillant, mais il doit nous fait suivre l’histoire : capter la tension dans un couple, frôler un groupe d’ados qui parlent joyeusement en marchant, s’attarder sur un homme âgé qui semble perdu... puis revenir vers le couple qui s’éloigne.

Le chef d’orchestre doit faire la même chose avec sa partition ; il découpe le paysage, couche par couche, dirigeant notre attention vers les éléments qui vont nous permettre de suivre le fil de l’œuvre.

PHOTO ANTOINE SAITO, FOURNIE PAR RADIO-CANADA

L’Orchestre symphonique de Montréal

Après la pause, Rafael (il préfère son prénom au pompeux maestro) saute sur son podium et dit très clairement « troisième mouvement », en montrant... deux doigts. Plusieurs musiciens optent pour le chiffre entendu, d’autres pour le chiffre montré. On a droit à un début chaotique, suivi d’un fou rire : le chef se moque de lui-même, fait un bref exercice de diction sur le mot « deuxième » – un défi pour les hispanophones –, puis reprend le mouvement avec tendresse.

Dès le début, il va soigner le tapis de cors, contrebasses et harpe : un accord grave et tranquille qui va soutenir la mélodie.

Il dessine ensuite la phrase confiée aux violons, puis demande une écoute plus active entre ceux-ci et les violoncelles : « Vous êtes loin, il faut vous connecter. » Peu à peu, le paysage prend forme, de plus en plus émouvant.

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Wonderful ! Ce sera le dernier commentaire, ce matin-là. Tout le monde sourit.

En trois heures, deux mouvements d’une symphonie ont pris forme, parce que des dizaines de musiciens ont offert leur attention et leur talent à un chef à la fois charismatique et agréable.

La télévision de Radio-Canada va présenter une émission intitulée L’OSM et Rafael Payare : l’extraordinaire rencontre, le samedi 23 avril à 20 h. Le concerto pour piano de Tchaïkovski, joué par Inon Barnatan, et la Symphonie classique de Prokofiev sont au programme, ainsi qu’un entretien en français que j’ai eu le plaisir de réaliser avec Rafael Payare en décembre dernier, tout de suite après cette répétition.

L’émission Toute une musique diffusera le concert le 26 avril, à 20 h, sur Ici Musique.

Merci à l’OSM, à Radio-Canada et au chef technicien François Goupil pour les extraits sonores.

Consultez le site de l’OSM