Le calendrier de la levée des mesures va bon train, et je ne sens pas beaucoup de fébrilité dans l’air. Pas encore, en tout cas, mais j’ai confiance au printemps. Nous avons été trop échaudés par des reculs qui ont suivi des promesses, et nous sommes encore en hiver.

Épuisés par tout ça.

Probablement déstabilisés aussi que les mesures sanitaires tombent si rapidement, alors qu’on vient de passer deux ans à faire attention. Ça sent les élections, le coup de poker politique aidé par l’été défavorable au virus, avant une possible vague à l’automne, moins spectaculaire que les précédentes, parce que cela ne nous impressionne plus de toute façon.

Nous allons devoir apprendre à vivre avec le virus, dit-on. Comme si nous ne l’avions pas appris, depuis deux ans. Nous allons plutôt devoir accepter le fait que certaines personnes vont mourir ou être très malades et que la majorité va s’en sortir.

Bien sûr que non, la société ne se mettra pas sur pause indéfiniment à cause des plus vulnérables. De toute façon, elle ne l’a jamais fait. On le sait tous maintenant que si nous avons subi ces mesures sanitaires, c’était surtout pour ne pas faire péter nos systèmes de santé exsangues et causer un chaos encore plus grave.

À cela s’ajoutent l’occupation à Ottawa, les actes de violence envers les médias et les élus, l’inflation, le prix des loyers et l’invasion de l’Ukraine. Nous réintégrons un monde plus hostile et périlleux qu’avant, et cette fameuse solidarité que nous avons cru voir naître au début de la crise semble avoir complètement disparu.

Ce sera chacun pour soi, tant dans la suite de la pandémie – elle n’est pas terminée – que dans la jungle économique. Suffit de chercher un appartement sur Marketplace pour le comprendre.

Portez ou non votre masque, mais attachez votre tuque avec de la broche.

Que voulez-vous, cela m’empêche de ressentir de la joie face au retour à la prétendue normale dont je vais pourtant profiter avec mes trois doses de vaccin. C’est surtout que je nous sens tous abîmés d’une façon ou d’une autre. Parce que nous n’avons pas pu faire communauté pendant longtemps, peut-être même bien avant la pandémie, on dirait que le monde s’effiloche.

Ça fait des mois que tourne en boucle une phrase de Marguerite Duras dans ma tête : « Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique. » Un personnage dit cela dans son film Le camion. Elle a expliqué le sens de cette phrase dans un entretien avec Dominique Noghez en 1983 : « Ce n’est plus la peine de nous faire le cinéma de l’espoir socialiste. De l’espoir capitaliste. Plus la peine de nous faire celui d’une justice à venir. Sociale, fiscale ou autre. Celui du travail, du mérite. Celui des femmes, des jeunes, des Portugais, des Maliens, des intellectuels, des Sénégalais. Plus la peine de nous faire le cinéma de la peur. De la révolution. De la dictature du prolétariat. De la liberté. De vos épouvantails, de l’amour. Plus la peine. Plus la peine de nous faire le cinéma du cinéma. On ne croit plus rien. »

Contrairement à ce que vous pourriez penser, ce genre de commentaire de la grande Duras me galvanise. Des restes de mon adolescence gothique, c’est certain. Je préfère lire les écrivains quand les temps sont sombres, ils écrivent plus comme des témoins que des spécialistes. Il est surtout vrai qu’on ne croit plus à grand-chose, d’où, peut-être, la croyance en de fausses théories. Que « ça va bien aller ». Alors on se jette sur les dernières miettes de confort qui restent. « Le monde est perdu, croyait Duras. Ça n’a pas marché. C’est fini (et je l’espère). Et ce basculement du monde dans l’horreur, dans la misère, il faut le rejoindre. On n’est pas contemporain de notre monde. » Elle voyait poindre, en 1983, la fin de l’hégémonie de l’Occident, dont le relais serait celui des « idéologies terrifiantes », « chinoise ou fasciste soviétique ». Elle buvait pas mal aussi, disait-on.

Mais ce n’était pas un message nihiliste de la part de Duras, qui ne voyait pas d’autre issue que « le sort commun devienne vraiment commun », au contraire de cette mentalité d’« après moi, le déluge ». Elle avait connu la Seconde Guerre mondiale et la résistance, en plus d’avoir déjà été la conjointe de Robert Antelme, auteur de L’espèce humaine, l’un des récits les plus glaçants jamais lus sur les camps de concentration. C’était plutôt un constat, quand l’Humanité est très au courant des souffrances actuelles et des menaces qu’elle cause, mais dans le refus d’abandonner le chemin qu’elle prend. Car peu importe, nous continuons de vouloir les mêmes choses : un toit, de la bouffe, un char, un voyage, des objets. Relisez Les choses de Perec. Ou le dernier Houellebecq.

L’espèce humaine est le titre qui coiffe l’édition d’un recueil des écrits des camps de concentration paru dans La Pléiade cet automne. J’ai pas mal lu les écrivains des camps dans ma vie, assez pour approcher une perte de foi en l’humanité.

Quand j’entends des manifestants « pour la liberté » faire des parallèles avec le nazisme, l’étoile jaune et les camps, je sais d’abord une chose : ils n’ont jamais lu Robert Antelme, Charlotte Delbo, Primo Levi ou Jorge Semprún. C’est ce qui leur permet de faire ces parallèles odieux en toute ignorance et innocence. Le problème avec ces fanatisés, majoritairement masculins, est qu’ils sont les pères, les frères, les amis et les conjoints de gens qui n’ont pas forcément perdu contact avec la réalité, mais qui, devant les cruautés de monde actuel, vont préférer conserver un lien avec ceux qu’ils aiment, plutôt qu’un lien avec une société qui les abandonne.

Je comprends la colère qui est en train de monter, et elle est multiforme. Mais quand je vois des gens vouloir utiliser cette colère comme un enfant avec des allumettes et de la dynamite, je pense à ces mots de Leonard Cohen : You want it darker, we kill the flame.

Il faut vieillir pour comprendre qu’aucune époque n’échappe à l’incertitude face à l’avenir, alors que j’ai grandi dans l’impression que tout était déjà écrit d’avance. Les nombreuses études sur la détresse des jeunes ne m’étonnent pas. On leur demande de travailler fort pour un avenir qui s’évapore, comment voulez-vous qu’ils ne soient pas écrasés par l’absurdité ?

Mais qui ne l’est pas, en ce moment ?