C’étaient des frères. C’est ça, plus que toute autre chose, que la série documentaire tant attendue de Peter Jackson, The Beatles : Get Back, met en lumière. Il y avait entre eux une rare complicité, de vieux référents (Hambourg, toujours), des blagues d’initiés.

Mes parents avaient 20 ans quand les Beatles ont enregistré Let it Be, leur dernier album, qui prend forme sous nos yeux dans Get Back. La musique des Fab Four fut la bande sonore de mon enfance. Chez nous, on était plus Lennon (et même Harrison) que McCartney, mais à la fois Beatles et Stones. Steel Wheels fut l’un des premiers concerts que j’ai vus, au Stade olympique, avec mes parents et mon frère jumeau.

Les Beatles étaient aussi des frères. Ils avaient chacun leurs propres ambitions qui n’étaient pas nécessairement compatibles. George espérait avoir voix au chapitre et enregistrer ses propres chansons, John n’en avait que pour Yoko et souhaitait un nouvel imprésario, Paul voulait secouer les puces et mettre un terme au cycle des albums studio, et Ringo ne demandait qu’à être Ringo et à retrouver sa joie de vivre.

Ils aimaient, plus que tout, faire de la musique ensemble. C’est manifeste. Revisiter le répertoire de leur adolescence à Liverpool, se faire rire avec des pastiches de leurs succès naïfs des débuts, chanter du Dylan, groover sur du R & B, s’éclater sur un toit, à l’heure du lunch, en plein cœur de Londres.

C’est un privilège de découvrir leur dynamique, leurs interactions et leur psychologie de groupe dans la série de près de huit heures du cinéaste du Seigneur des anneaux, qui vient d’atterrir sur la plateforme numérique Disney+.

Paul le chef d’orchestre autoproclamé, John l’iconoclaste désabusé, George qui ronge son frein et Ringo qui suit les ordres.

Ils ont composé leurs premières chansons à 15-16 ans. Au moment où ont été tournées les images de Get Back, tirées des chutes de film de Let it Be de Michael Lyndsay-Hogg, ils n’avaient qu’une dizaine d’années de plus. Le courant ne semblait plus passer aussi bien entre leurs guitares électriques.

Dans la série documentaire (comme dans Let it Be), Paul reproche à George sa manière de mener ses solos de guitare et de conjuguer les verbes de I Me Mine. Harrison, qui n’en peut plus de jouer les seconds violons face au tandem Lennon-McCartney, décide de quitter le groupe le 10 janvier 1969 à midi, en beau fusil. « Mettez une annonce dans [le magazine] NME pour me remplacer », dit-il en quittant le studio, sa guitare à la main.

« S’il ne revient pas d’ici mardi, on embauchera Eric Clapton », décrète John Lennon, qui n’est pas sans savoir que George nourrit des complexes à l’égard de son ami guitar hero (par ailleurs secrètement amoureux de la femme de Harrison, l’inspiration de la chanson Layla, Pattie Boyd, qui quittera éventuellement le second pour le premier).

Le film de Michael Lyndsay-Hogg, sorti quelques semaines après la séparation du groupe, avait tu l’épisode peu banal de George claquant la porte. En réunion de crise chez Ringo, George s’était ensuite brouillé avec Yoko, qui ne quittait plus John d’une semelle, même pendant les enregistrements. Lennon aurait pu l’accrocher avec sa Rickenbacker pendant qu’elle faisait ses mots croisés, tellement ils étaient en symbiose. Elle était l’extension de Lennon, qui n’en espérait pas moins.

« Ce serait une chose incroyablement comique dans 50 ans [si on disait que les Beatles] se sont séparés parce que Yoko était assise sur un ampli », déclare le lendemain Paul McCartney, qui n’aurait su mieux prédire l’avenir.

Le groupe rock le plus populaire de l’histoire allait se dissoudre 15 mois plus tard, pour toutes sortes de raisons. La légende retenant qu’une femme sema la zizanie chez les Fab Four.

Le documentaire de Peter Jackson, coproduit par McCartney, Starr, Yoko Ono et Olivia Harrison (la veuve de George), remet les pendules à l’heure. Oui, il y avait des tensions dans le groupe. Certes, la présence permanente de Yoko n’arrangeait probablement pas les choses. Mais c’est bien davantage la mort de l’imprésario Brian Epstein en 1967, l’impact de son absence et la dispute autour du choix de son successeur qui provoquèrent la rupture des Beatles.

Ça, et bien sûr la volonté – pour ne pas dire la nécessité – de chacun d’aller voir ailleurs s’il y était. Pendant le mois qu’ont duré les séances d’enregistrement de Let it Be, en janvier 1969, les Beatles semblaient anticiper la fin de leur aventure. Comme un couple qui s’est rencontré à l’adolescence mais qui demeure lucide face à son avenir à l’approche de la vingtaine.

Au moment du tournage, alors qu’il compose Something – la plus belle chanson d’amour jamais écrite, selon Frank Sinatra – et All Things Must Pass, sur laquelle les Beatles lèvent le nez, George Harrison n’a que 25 ans. Paul McCartney, d’un an son aîné, compose la trame de Get Back à la guitare. Avec l’aide de John Lennon, il en fait une protest song contre les nationalistes blancs qui veulent renvoyer chez eux les étrangers. Lennon propose quant à lui un enregistrement guitare-voix d’Across the Universe et chante une version embryonnaire de Jealous Guy, qui ne sera pas retenue par le groupe.

C’est une période incroyablement faste et foisonnante, durant laquelle seront composées des pièces mémorables à la fois pour Let It Be, Abbey Road et les albums solos respectifs de Paul, John et George. Il est fascinant d’assister au processus créatif qui a mené à ces classiques du rock, des premières notes hésitantes aux chansons que l’on connaît par cœur.

« Tu te rends compte qu’ils ont composé tout leur répertoire avant d’avoir 30 ans », faisais-je remarquer à Fiston cette semaine. Lorsqu’il a eu 10 ans, nous avons visité le musée des Beatles à Liverpool, lors d’un voyage père-fils que nous nous sommes promis de répéter pour ses 18 ans.

Les Beatles étaient quatre frères. Ils ont eu leurs différends, ils ont eu leurs désaccords, ils ont eu besoin de prendre leurs distances, de tracer leur propre sillon. Mais ils s’aimaient d’un amour profond et indéfectible. Ça saute aux yeux lorsqu’on les voit, soudés, souriants, complices, créer ensemble des chansons qui, 50 ans plus tard, n’ont pas pris une ride.

The Beatles : Get Back est présenté sur Disney+