Dans ma vie de spectatrice, j’ai dû voir une ou deux fois des comédiens fumer sur scène pour les besoins d’une pièce. C’est loin d’être courant, mais c’est toujours spécial. J’observe les volutes entourer le comédien, les éclairages amplifient souvent l’effet, ça dit quelque chose de la psyché du personnage, et pour être honnête, ça me donne envie d’en allumer une.

Que ça nous plaise ou pas, la cigarette a quelque chose de dramatique, de photogénique et de cinématographique. Vous imaginez la série Mad Men sans la clope qui est carrément un personnage ? Il n’y a que dans les téléromans à l’esprit de fascicule de CLSC où la cigarette apparaît seulement dans la bouche de personnages pauvres ou méchants, ce qui me fait rire tellement ce n’est pas subtil.

Je vous avoue ne pas avoir encore réussi à arrêter de fumer pour de bon, mais je suis en contact avec une psy de la clinique de cessation tabagique depuis deux ans – elle est super gentille, une vraie coach, ça m’aide, j’ai acheté une cigarette électronique. J’en ai marre, je suis rendue là.

Alors vous devez penser que j’ai déchiré ma chemise en apprenant qu’un juge a décidé que fumer une cigarette sur scène « n’est pas un geste artistique » et que, par conséquent, aucun théâtre ne peut se soustraire à la loi antitabac. Pas du tout. Plus rien ne m’étonne à ce sujet, j’ai vécu toutes les interdictions et vu les fumeurs subir toutes les humiliations dans l’indifférence totale, puisque ce sont des pestiférés. On est dans la suite logique de la lutte contre le tabagisme.

En lisant un peu plus sur cette nouvelle, j’ai appris cependant qu’il s’agissait de cigarette de sauge, pratique courante au théâtre et au cinéma pour recréer la cigarette sans la nicotine – on ne va pas forcer les comédiens à se droguer…

Là, j’avoue que je suis embêtée, car je ne connais pas les effets de la fumée secondaire de la sauge. Mais peu importe, comme fumer, c’est mal, montrer un personnage qui fume du persil ou de la valériane, c’est mal, j’imagine. Je ne m’obstine pas.

Comment en est-on arrivé là ? Il suffit d’avoir dans la salle un seul spectateur outré par une cigarette de sauge pour que la machine s’enclenche. Faut vraiment être zélé ou être un ex-fumeur très frustré.

C’est ainsi que trois théâtres de Québec ont vu débarquer des inspecteurs du ministère de la Santé et des Services sociaux et ont reçu des amendes, qu’ils ont contestées. Le juge leur a donné tort, car il estime que fumer « n’a aucun contenu expressif » et qu’il y a d’autres moyens de livrer « l’âme d’une représentation théâtrale », selon un article du Devoir. Bref, interdire de fumer sur scène n’entraverait pas la liberté d’expression. Et bonne chance aux dramaturges qui oseront une cigarette dans les didascalies.

C’est très sérieux, la lutte contre le tabagisme, si vous ne le saviez pas, même quand il s’agit de sauge, car c’est tout ce qui se fume qui est interdit dans un lieu public. On veut vraiment l’avoir, notre monde sans fumée, et au théâtre, c’est avec un stool dans le public qu’on va y parvenir. Si ça se trouve, c’est peut-être le même spectateur dans les trois cas, amant du théâtre et chevalier antitabac. J’ai entendu des gens dire que c’était une autre preuve du « wokisme », mais ça n’a rien à voir. On est plus ici dans une culture de délation, celle qui appelle les autorités, et qui existe de tout temps.

Mon vice m’a permis d’observer des changements profonds de société. La cigarette qui était partout quand j’étais enfant (même dans les avions) est maintenant interdite partout, et c’est correct.

Le lobby antitabac a gagné pratiquement tous ses combats, il ne lui reste plus qu’à traquer les derniers récalcitrants et les derniers détails jusqu’à l’éradication complète de la nicotine.

Mais je n’ai jamais rien entendu d’intelligent sur la nicotine, à part dans le livre Au feu du jour d’Annie Leclerc, qui a tenu son journal de sevrage. « La cigarette est la prière de notre temps », écrivait-elle en 1979. Ou chez Cioran, qui disait avoir perdu son âme en arrêtant de fumer. La nicotine est devenue essentiellement une question de morale et de santé publique, personne ne s’interroge sur ce que cette drogue procure réellement au-delà de ses dommages bien réels. Une drogue consommée frénétiquement par des gens comme René Lévesque, Beauvoir, Sartre ou Camus, si bien qu’il m’arrive de penser que la chute de l’intelligence en Occident est directement liée à l’interdiction de cette substance, bien plus qu’à l’arrivée des réseaux sociaux, où on semble se défouler pour combattre une dépendance oubliée.

Quand je vois quelqu’un consulter son téléphone toutes les 15 minutes, je sais que je suis devant un drogué qui ressemble beaucoup au fumeur, avec son besoin constant de dopamine. Il n’émet peut-être pas de fumée secondaire, mais qui sait s’il ne pollue pas l’environnement avec des idées toxiques ?

Je dis ça à la blague, car j’ai tellement résisté aux interdictions. La seule fois où j’ai accumulé des points Godwin dans ma vie, c’est lorsqu’on a interdit la cigarette dans les bars en 2006. « Vous le savez, hein, que Hitler était un antifumeur, que c’est sous le Troisième Reich qu’a eu lieu la première campagne antitabac pour une race aryenne parfaite ? » que je disais, en vain, me couvrant de ridicule.

À quelque chose malheur est bon, je ne fréquente plus beaucoup les bars depuis.

Je suis le troupeau, je respecte les règles, et je dis aux jeunes que la meilleure façon d’arrêter de fumer, c’est de ne jamais commencer.

La marche pour un monde sans fumée est depuis longtemps en branle, peu importe si elle nous mène dans un monde de plus en plus irrespirable. Quand on est incapable d’avoir un minimum de contrôle sur le parc automobile, les émanations de carbone, le smog, le réchauffement climatique et la sixième extinction de masse, on peut au moins taper sur les fumeurs pour se donner l’illusion d’un monde sain. Et même sur des comédiens qui font semblant d’en griller une vraie sur scène, comme si ça allait nous sauver. Mais on se demande si, pour avoir des poumons roses, il faudra aussi porter des lunettes roses devant toute production artistique.

Cachez ce fumeur que je ne saurais voir, dirait Tartuffe aujourd’hui.