À la quincaillerie où je travaillais à l’adolescence, il y avait dans la cour à bois un collègue surnommé Sexe. Tout le monde l’appelait comme ça. Aucune idée pourquoi. Je crois que son vrai nom était Réjean. Il avait autour de 35 ans. Un jour, il s’est entaillé la jambe par accident avec une hache et on ne l’a plus revu pendant des mois.

J’ai repensé à Sexe en voyant la pièce Foreman de Charles Fournier, cette semaine au Théâtre Denise-Pelletier. Fournier a travaillé huit ans sur des chantiers de construction avant de se réorienter vers le théâtre. Il a rencontré une quarantaine d’hommes, de tous les âges, afin de les interroger sur la masculinité et nourrir sa réflexion et l’écriture de sa pièce, nommée « œuvre de l’année dans la Capitale-Nationale » en 2019.

« Il y en a qui ont été élevés par des loups. Moi, j’ai été élevé par des mononcles », dit d’emblée le personnage qu’il incarne sur scène, Étienne Bouchard, alias Carlos. Carlos ne se souvient pas pourquoi on l’a surnommé ainsi. Les surnoms naissent souvent sans que l’on retienne le contexte.

Charles Fournier a puisé dans ses entretiens et sa propre expérience pour créer Foreman, l’histoire d’une bande de chums, cinq gars de la construction dans la vingtaine, qui se retrouvent pour le week-end sur une terre à bois, à la suite d’un évènement malheureux. Pas nécessairement pour refaire le monde, mais pour faire le point, sur leur amitié, sur leurs vies, sur les femmes. En ressassant le passé, ce que font invariablement les gangs de vieux chums, en enjolivant le présent et en ne pensant pas trop à l’avenir.

Ils s’interpellent par leurs surnoms (Frank et Joe), par le générique Gros ou par leur patronyme (Poitras), un autre classique québécois. Il y a le player, spécialiste de Tinder aux airs de candidat d’OD avec sa casquette à l’envers, son shake de protéines et son obsession pour sa masse musculaire. Il y a le récalcitrant, en couple, qui se fait reprocher d’être un flanc mou devant sa Germaine. Il y a le petit poteux, amateur de jeux de rôle grandeur nature. Il y a le grand baveux impassible, au-dessus de tout le monde, mais peut-être moins courageux qu’il n’en a l’air.

Puis il y a Carlos, qui dévoile dans ses monologues intimistes comment il a été endurci dès le plus jeune âge par son père, à coups de préjugés masculinistes et de claques sur la gueule.

Réunis, ils se soûlent allègrement, fument des joints et mangent des hot-dogs. Ils se traitent de « fif » et de « tapette » dans un concours de virilité homophobe lourd de sous-entendus.

Ils sont constamment sur le fil du rasoir entre la confidence, les quatre vérités, et la menace que tout éclate en conflit ouvert et irréconciliable.

Foreman est une mise en scène de la détresse du jeune homme blanc en colère – celui qui a fait élire Trump à la présidence des États-Unis et qui soutient les mouvements d’extrême droite au Québec –, doublée d’un guide de la masculinité toxique déclinée sous toutes ses formes.

En chœur, les gars de chantier posent au foreman, leur patron, une flopée de questions que l’on dirait tirées d’un hypothétique manuel machiste intitulé Un homme, un vrai. Question : « Un homme, ça couche avec combien de filles ? » Réponse : « On commence à compter à dix »…

Ce sont, malheureusement, des personnages crédibles, qui parlent une langue réelle, faite de silences qui ponctuent des phrases inachevées. Ils représentent des archétypes de gars ordinaires de la classe ouvrière, qui se parlent franchement, sans filtre ni bienséance, de tout sauf de leurs véritables sentiments.

Ils ont appris à la dure, à force d’humiliations, à ne pas se montrer vulnérables. « À 11 ans, je suis devenu un homme », dit Carlos. C’est-à-dire qu’il a compris que pour se faire respecter, et pour rendre son père fier, il devait devenir une menace pour les autres. Un petit caïd de banlieue en devenir, qui finira par frapper un mur, perdant tout, son travail, son logement, sa blonde et sa dignité. Tout sauf sa colère, qui aurait pu en d’autres circonstances le pousser à commettre l’inexplicable et l’irréparable.

Cette colère, contre les femmes, contre les immigrants, contre les anglophones nantis, je n’en devinais pas les contours avant de travailler dans cette cour à bois de mes 16 ans à 19 ans. L’internet, il faut dire, n’existait pas à l’époque.

J’ai entendu des collègues, par ailleurs fort sympathiques, avec qui je m’entendais très bien, tenir des discours terriblement sexistes ou méprisants envers les femmes, afficher à voix haute leurs préjugés antisémites et xénophobes, voire carrément refuser de servir des clients, parce que c’étaient des immigrants de fraîche date qui ne parlaient pas le français ou portaient des signes religieux ostentatoires.

J’ai fini par comprendre que c’est la peur de l’inconnu, l’ignorance de certaines réalités, les stéréotypes tenaces qui provoquent ces mécanismes de défense universels. Nos expériences nous forgent, les belles comme les moins belles. Elles nous permettent de développer de l’empathie. Pour ceux qui ont été élevés par des loups, comme pour ceux qui ont été élevés par des mononcles.