Il y a 10 ans, on n’était pas loin de trouver que le Québec était une société trop émotive, puritaine ou liberticide parce que la polémique faisait rage autour de la venue au Canada de Bertrand Cantat, ex-leader du groupe Noir Désir, condamné pour avoir battu à mort sa compagne Marie Trintignant en 2003. Il était à l’affiche de la pièce Des femmes montée par Wajdi Mouawad, d’après trois œuvres de Sophocle, Les Trachiniennes, Antigone et Électre.

À l’époque, le débat avait tourné autour de l’importance de la réhabilitation et de la liberté créatrice du metteur en scène, qui s’était réfugié dans un mutisme pendant deux semaines, laissant Lorraine Pintal, la directrice du TNM, le défendre dans les médias.

Devant l’ampleur du tollé, Bertrand Cantat n’était pas monté sur scène, ni au festival d’Avignon, où Jean-Louis Trintignant, père de Marie, était aussi au programme. Le fait que le gouvernement de Stephen Harper, détesté par le milieu des arts, se soit mêlé de l’affaire en menaçant de ne pas donner de permis de séjour à Cantat n’avait pas aidé à calmer les esprits. Quand Wajdi Mouawad avait finalement pris la parole, il avait dénoncé un opportunisme politique. Il avait aussi reconnu son erreur de ne pas avoir anticipé cette polémique et que si les choses étaient à refaire, il n’aurait rien changé, mais aurait mieux expliqué son projet.

Nous sommes en 2021. Wajdi Mouawad, directeur du théâtre national de La Colline à Paris, a choisi de faire appel à nouveau à Bertrand Cantat pour signer la musique de sa pièce intitulée Mère. Et c’est maintenant en France que la polémique enfle, alors que le milieu théâtral est précisément en train de vivre son moment #metoo depuis quelques semaines. Le directeur a aussi programmé pour la saison 2022 une pièce de Jean-Pierre Baro, visé par une plainte pour viol classée sans suite, mais qui avait mené à sa démission de la direction du Centre dramatique national d’Ivry.

Quel timing, quand même.

Cette fois, Wajdi Mouawad ne pourra pas dire qu’il n’a pas vu venir la tempête, et on se demande s’il a appris quoi que ce soit de ce qui s’est passé en 2011 ou s’il est sourd au changement de culture qui a lieu depuis une décennie à propos de la violence faite aux femmes.

À bien y penser, est-ce que Bertrand Cantat est le seul musicien sur la planète avec lequel il pouvait collaborer pour cette pièce ? Est-il à ce point génial que le dramaturge est prêt à se jeter encore dans la fosse aux lions ?

En tout cas, il tient son bout et refuse d’annuler Cantat et Baro. Dans une lettre publiée sur le site du théâtre de La Colline, il explique : « Les combats pour l’égalité entre les femmes et les hommes et celui contre les violences et le harcèlement sexuel sont en train de transformer durablement nos sociétés. Si j’y adhère sans réserve, je ne peux en aucun cas appuyer ni partager le sacrifice que certains font, aux dépens de la justice, de notre État de droit. Pour ma part, il est hors de question de me substituer à la justice. »

Il dit aussi refuser d’adhérer à un mouvement qui, « sans même en avoir conscience, reprend à son compte les scories d’un catholicisme rance ressassant jusqu’à la nausée le péché originel conduisant à l’effroyable notion de “dette infinie” selon l’expression de Deleuze » et évoque « une forme contemporaine d’inquisition ». « À cette dictature qui ne dit pas son nom, je ne m’associerai jamais. Et que l’on ne vienne surtout pas m’opposer, à moi, la notion de victime. Victime je l’ai été. Je n’ai en ce sens aucune leçon à recevoir de quelque curé que ce soit. »

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S’assumer

En 2003, quand tous les médias débarquaient à Vilnius, où s’est déroulée l’agression de Marie Trintignant, j’ai bien failli succomber à cette vision romantique d’un amour passionnel qui avait tourné à la tragédie un soir de beuverie.

Or, on a appris beaucoup de choses depuis sur cette affaire, à laquelle se sont ajoutées des révélations plus que troublantes sur Cantat. Le rapport d’autopsie de Marie Trintignant, révélé en 2019, est affreux à lire. On parle de coups répétés, d’hématomes sur le visage et le corps, les os du nez éclatés, les nerfs optiques presque détachés, et six heures d’attente avant d’appeler les secours. Dans quelques enquêtes journalistiques, des membres de l’entourage du chanteur ont fini par admettre que Cantat s’était montré violent plusieurs fois avec les femmes. Sans oublier le suicide en 2010 de sa conjointe qui l’avait soutenu dans la tourmente, Krisztina Rády, mère de ses deux enfants, six mois après avoir laissé un message sur le répondeur de ses parents où elle disait que Cantat la violentait.

Ça fait beaucoup pour un type qui aurait « payé sa dette » à la société avec quatre ans de prison pour le meurtre de Marie Trintignant, mère de quatre enfants.

Ce qui s’est passé depuis dix ans, ce sont plusieurs épisodes #metoo, le mot « féminicide » qui s’est implanté dans le vocabulaire, et la prise de parole des femmes qui ne reculeront pas. Wajdi Mouawad apparaît comme un homme de convictions profondes, ce qui est tout à son honneur. Il semble par contre oublier le droit de réaction aux propositions artistiques, qui a toujours existé. Il assume ses choix, mais qu’il ne soit pas étonné s’il y a plus de manifestantes à sa première que de spectateurs. C’est toujours le public qui décide, et le public a changé lui aussi.

Pour ma part, je demeure attachée aux idées de réhabilitation et de liberté créatrice. Bertrand Cantat a le droit de vivre sa vie, mais je ne suis pas obligée d’aller l’applaudir. Wajdi Mouawad a le droit de l’embaucher, mais qu’il en accepte les conséquences. En 2011, j’avais trouvé son idée à la fois douteuse et audacieuse, je me disais que dans le contexte de l’œuvre de Sophocle, elle pouvait peut-être avoir du sens. En 2021, je vois surtout une provocation pour le moins insensible.