L’écrivaine Melikah Abdelmoumen m’a souvent parlé de sa passion pour les auteurs James Baldwin et William Styron. Ce qui l’a menée en 2019 à écrire un texte pour le magazine Spirale, « James Baldwin et William Styron : écrire l’Amérique de l’autre », qui a été la pierre d’assise du spectacle Baldwin, Styron et moi, présenté au Quat’sous dans le cadre du Festival international de la littérature.

Ça tourne autour d’une amitié littéraire et d’un débat qui se prolonge jusqu’à nos jours. Est-ce que William Styron, descendant d’esclavagistes, pouvait s’approprier l’histoire de Nat Turner, qui a mené une révolte d’esclaves en 1831 ? James Baldwin, descendant d’esclaves, auteur notamment de La prochaine fois, le feu, estimait que oui, parce que la liberté de l’écrivain le permettait. Styron, mieux connu aujourd’hui pour avoir écrit Le choix de Sophie, qui a donné un film célèbre, remportera le prix Pulitzer en 1968 pour Les confessions de Nat Turner, mais ce succès viendra aussi avec un lot de critiques à propos de l’appropriation culturelle. Baldwin a animé une discussion très intéressante à ce sujet entre Styron et le militant Ossie Davis, cité dans le spectacle.

Écoutez la discussion entre les trois protagonistes (en anglais)

On pourrait croire en voyant l’affiche qu’Elkahna Talbi interprétera Abdelmoumen, et que Lyndz Dantiste et Émile Proux-Cloutier incarneront respectivement Baldwin et Styron, mais en fait, me disent-ils, ils auront en bouche les mots des trois écrivains, à la suite de nombreuses discussions pendant les répétitions. « Parfois, il y avait un malaise et nous voulions aller vers ce malaise », explique Dantiste, qui trouve que nous sommes ici dans « une version de l’histoire dont on ne parle pas souvent, c’est-à-dire quand on essaie de se mettre dans les souliers des autres. Il y a tellement de groupes et de milieux qui s’affrontent entre eux en ce moment, ça prouve que la seule façon de pouvoir s’en sortir, c’est l’écoute, mais aussi d’être ouverts à écouter l’autre ».

Aucun des trois interprètes ne connaissait très bien les œuvres de Baldwin et de Styron, mais une chose est certaine, ils ont découvert que nos débats sur l’appropriation culturelle et la liberté de l’auteur ne datent pas d’hier. « Ce que Melikah réussit à faire avec ce texte, c’est d’aller à la rencontre de ces grands écrivains, mais aussi de la nuance, note Elkahna Talbi. Elle trouve que les deux ont raison, et j’aime cette idée qu’on puisse avoir tous les deux tort ET raison, mais qu’il faut débattre de ces problématiques. Pour elle, ça part de l’appropriation culturelle, mais pour moi, ça dépasse ce cadre-là. »

« Ce qui m’a frappé, c’est à quel point nos crispations ne sont pas originales, poursuit Émile Proulx-Cloutier. Ici, il y a aussi un dialogue avec les époques. Au-delà de la rencontre, ou du débat qui me touchait, ce qui m’a intéressé est la profonde amitié et le respect entre deux auteurs qui s’aiment et qui se mettent au défi. Ils sont obligés de sortir des politesses et de parler dans quoi ils ont grandi. Il ne s’agit pas seulement de calmer le ton et de faire des compromis, c’est la profondeur de l’échange qui interpelle, quand ils parlent de leurs versants respectifs de l’histoire. Le problème avec le mot “nuance”, c’est qu’il semble moins foncé, alors qu’ici, je trouve qu’on redonne la valeur courageuse au mot “nuance”. »

Elkahna Talbi confie qu’elle aurait aimé que les répétitions soient enregistrées, car les discussions ont souvent été animées. « Mais pendant les répétitions, on essaie d’avoir un point commun par rapport à ces enjeux-là, voilà complètement la beauté du projet », note Lyndz Dantiste.

Ce que nous entendrons dans cette lecture, ce sont les mots de Melikah Abdelmoumen, ainsi que ceux de James Baldwin, William Styron et Ossie Davis. Mais ce que nous vivrons vraiment est un dialogue de qualité. Ce qu’Émile Proulx-Cloutier a particulièrement apprécié est qu’il n’y a pas que des extraits de prose écrite, mais aussi d’entrevues et d’échanges parlés. « D’entendre quelqu’un qui cherche ce qu’il dit pendant qu’il le dit, ça fait du bien, note-t-il. À la limite, c’est plus proche du théâtre. J’aime être à la frontière de l’essai littéraire et du théâtre. On explore la pensée de ces deux hommes, et c’est brûlant d’actualité. »

Baldwin, Styron et moi, de Melikah Abdelmoumen. Mise en lecture : Jonathan Vartabédian. Interprètes : Lyndz Dantiste, Émile Proulx-Cloutier, Elkahna Talbi. Présentée les 27, 28 et 30 septembre au Théâtre de Quat’sous.

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