Le livre est arrivé accompagné de critiques extrêmement favorables en France, à mesure qu’il se taillait une place dans les premières listes des prix les plus prestigieux – Goncourt, Médicis et Fémina. On a dit un peu partout que Le voyage dans l’Est de Christine Angot est l’un de ses meilleurs, sinon le meilleur, sur le thème de l’abus sexuel qu’elle a vécu avec son père et qu’elle ne cesse de creuser depuis L’inceste, publié en 1999.

Ma première réaction a été « hé merde, son meilleur, vraiment ? », en sachant d’avance, l’angoisse au cœur, que j’allais me faire broyer par ce texte, alors que je ne me suis jamais vraiment remise d’Une semaine de vacances, paru en 2012.

J’ai peur de Christine Angot quand elle écrit sur l’inceste. Car aucun écrivain – en fait, personne – n’a réussi à me faire comprendre l’horreur de ce crime à part elle.

Mais veut-on vraiment comprendre ça ? Ce que cela signifie réellement comme destruction ? Christine Angot, qui dynamite tous les raccourcis intellectuels souvent lâches sur le sujet, a dit dès le début qu’elle ne cesserait jamais d’écrire là-dessus tant qu’elle ne serait vraiment entendue. Et si elle poursuit dans cette veine, c’est qu’en effet, le drame réside aussi dans l’incompréhension ou le refus de comprendre d’une société qui abrite ce crime, puisqu’il se commet encore aujourd’hui à peu près partout, en même temps que la pédophilie en ligne n’a cessé d’augmenter depuis la pandémie.

« Vous ne vous rendez pas compte de ce que ça fait d’avoir un père qui refuse que vous soyez sa fille. Pour vous, l’inceste, c’est juste un truc sexuel. Vous ne comprenez pas. Vous ne comprenez pas », écrit Angot.

C’est le pouvoir ultime du patriarcat. C’est le sceptre. L’accessoire par excellence. Le signe, absolu, d’un pouvoir privé qui s’exerce sur le cercle, et qui est respecté au-delà du cercle, par tous ceux qui s’inclinent devant le rapport d’autorité.

Extrait du Voyage dans l'Est

Et plus encore : « C’est un bannissement, l’inceste. C’est un déclassement à l’intérieur de la famille, qui se décline ensuite dans la société, avec une même logique qui se répand. »

Géographie d’un traumatisme

La grande force de l’écriture d’Angot est de nous amener avec elle dans les ténèbres d’une mémoire en fragments, dans ces instants précis où les actes destructeurs de son père ont été commis. Si on fait partie de son lectorat – et j’ai le sentiment que seul son lectorat aura été un allié dans sa vie –, on finit par être hanté par l’architecture de son œuvre, par des lieux qui reviennent sans cesse dans ses livres et qui nous restent en tête. Nous sommes bizarrement en terrain connu, mais terriblement hostile, intégrés à la géographie d’un traumatisme qui marque le corps. « Ce qui peut manquer, faire défaut, c’est l’historique, écrit-elle. L’ordre. L’enchaînement technique des scènes. La logique de certains gestes. Tel week-end ou tel autre. C’est plus difficile à garantir. Parfois, j’y arrive. Gérardmer, la bouche. Le Touquet, le vagin. L’Isère, l’anus. La fellation, c’est venu tôt. »

Elle souligne qu’elle peut oublier certains détails, confondre des dates, mélanger la succession des évènements, ce qui est un puissant rappel de la difficulté pour les victimes d’agressions sexuelles d’offrir un discours lisse qui corresponde aux demandes de l’entourage, mais une chose est certaine pour Angot : « La forme est là. Ce qui est clair, précis, certain, dont je me souviens parfaitement, sans aucun doute possible, ce sont mes sentiments. Ce que j’ai ressenti. Ce que je me disais à moi-même. Je ne l’ai jamais noté. »

Ces sentiments, ce sont ceux d’une gamine de 13 ans lorsqu’elle rencontre son père biologique pour la première fois, son immense désir d’être acceptée par lui, l’espoir de devenir sa fille et de connaître son demi-frère et sa demi-sœur, la conscience spontanée, dès le premier baiser, que cela n’est pas normal – « le mot inceste s’est immédiatement formé dans ma tête. J’ai pensé en me le formulant : — tiens, ça m’arrive à moi, ça !? » –, le besoin de ne pas y penser pour survivre, l’incapacité à formuler à l’époque ce qui lui arrivait, à le dire à sa mère, l’impuissance à imposer ses limites à ce père qui la manipule sans pitié et exerce son emprise jusqu’à l’âge adulte, l’impact sur son estime d’elle-même et sa sexualité plus tard, les « lambeaux de rêves » qui sont encore là à la mort de cet homme qui est un salaud. Je n’ai jamais ressenti autant de compassion et de haine en même temps pendant une lecture.

La vérité du vocabulaire

Et puis arrive l’écriture, elle devient écrivaine. Même là, son « père » tente de la manipuler en lui suggérant d’écrire comme Alain Robbe-Grillet, chef de file du Nouveau Roman. Je ne sais pas pour vous, mais je n’ai jamais été capable de lire du Robbe-Grillet, ça me tombe des mains. Ça ne m’arrive pas avec Angot en tout cas. Sa révolte est instantanée ET littéraire : « Tu penses que j’avais besoin de toi pour me donner l’idée d’écrire ce que j’ai vécu. Tu me prends pour qui ? Je te méprise en fait. T’es juste un pauvre petit-bourgeois littéraire de merde. À la manière de Robbe-Grillet, non mais, tu vas mal ou quoi ? Si j’arrive un jour à écrire ce truc, ça ne sera certainement pas la méthode que j’emploierai. Certainement pas. Ce sera tout à fait clair. Au contraire. J’espère. Si j’y arrive. Pauvre con. »

Elle y est arrivée, mais la violence continue dans la réception de l’œuvre et le cirque médiatique qui a toujours entouré Angot. Les questions insensibles qui n’ont pas de bon sens, dans cet esprit libertin ridicule où on se demande parfois si les victimes d’inceste ont pu connaître le plaisir. « Est-ce qu’on demande à un enfant battu s’il a eu mal ? répond-elle à une journaliste. Pourquoi demande-t-on à un enfant violé s’il a eu du plaisir ? Un enfant battu est humilié par les coups, un enfant violé par les caresses. Ce sont des stratégies d’humiliation dans les deux cas. »

L’inceste est un déni de filiation, qui passe par l’asservissement de l’enfant à la satisfaction sexuelle du père. Ou d’un personnage puissant de la famille. Savoir qu’il est asservi, humilié, déclassé, que sa vie est foutue, et son avenir en danger, quel plaisir un enfant peut éprouver à ça ?

Extrait du Voyage dans l'Est

Ça doit ressembler à se noyer sous les yeux indifférents de la foule lorsqu’on arrive dans l’espace public avec une réalité aussi effroyable qu’implacable et que personne ne veut entendre. Depuis #metoo, les scandales provoqués par Le consentement, de Vanessa Springora, ou La familia grande, de Camille Kouchner, la parole de Christine Angot est probablement mieux reçue qu’il y a 20 ans, mais il est clair qu’elle n’a rien oublié du traitement que la société lui a réservé quand elle a osé dire l’indicible.

« L’inceste est une mise en esclavage. Ça détricote les rapports sociaux. Le langage, la pensée… vous ne savez plus qui vous êtes, lui, c’est qui, c’est votre père, votre compagnon, votre amant, celui de votre mère, le père de votre sœur ? L’inceste s’attaque aux premiers mots du bébé qui apprend à se situer, papa, maman, et détruit toute la vérité du vocabulaire dans la foulée. »

Une chance qu’elle écrit, Christine Angot, pour redonner une vérité au vocabulaire, mais l’expérience de lecture est incroyablement difficile, au bord de l’insoutenable. Elle est pourtant nécessaire. Car oui, merde, Le voyage dans l’Est est un de ses meilleurs livres, j’avais raison d’avoir peur. Angot gagne en puissance en cernant au plus près l’inceste, devenu sa proie. Elle peut en écrire autant qu’elle veut, des livres sur le sujet : je serai au rendez-vous.

Le voyage dans l’Est

Le voyage dans l’Est

Flammarion

216 pages
En librairie ce jeudi