J’ai déjà été cette personne qui tapait frénétiquement sur son clavier pour « débattre » sous des publications ou des statuts qui me piquaient là où ça fait mal. Je me suis vite tannée, ça se transformait en foire d’empoigne infinie.

Maintenant, si je vois passer des « fake news », je ne prends même plus la peine d’intervenir. Ça ne change rien, au contraire ; chacun tombe dans son propre vortex et s’y enfonce davantage plus il se sent attaqué.

N’empêche, il est parfois difficile de garder son sang-froid ou son moral devant certaines choses. Par exemple, en voyant le droit à l’avortement bafoué comme jamais au Texas, là où des manifestants contre les vaccins scandent « Mon corps, mon choix » devant des hôpitaux débordés. Je sens alors la moutarde me monter au nez, comme Luc Ferrandez des fois à la radio, et j’ai envie d’écrire « Crevez donc, Motherf****rs ! » aux antichoix pour les femmes et prochoix pour eux-mêmes, mais je me retiens.

Ça ne me ressemble pas, ce genre de réaction violente.

Je réussis à me faire peur, ce qui alimente mes angoisses en ce qui concerne le dialogue démocratique en ce moment. Nous sommes tout le temps en réaction, rarement dans le recul, et par la force des choses – celles de nos indignations réunies et l’architecture des réseaux sociaux qui vit de nos emportements –, une anecdote peut devenir une nouvelle, une nouvelle peut mener à une colère collective facile à instrumentaliser, et ça peut mener à un mouvement qui peut devenir une menace, réelle ou non.

J’ai parfois l’impression que nous sommes tous en train de devenir réactionnaires, peu importe nos penchants politiques. Nous sommes à ce point exaspérés que face à ceux qui ont l’indécence d’arborer l’étoile jaune pour protester contre les mesures sanitaires, il y en a qui seraient prêts à rentrer tout ce monde-là dans un camp de rééducation en les vaccinant de force.

En même temps, il y en a d’autres qui sont tellement convaincus de vivre en dictature, à force de se crinquer dans leurs chambres d’écho, qu’ils accablent le personnel soignant et lancent des pierres au premier ministre en pleine campagne électorale.

De quoi avait peur Tim Kendall, ancien responsable de la monétisation de Facebook, dans le documentaire The Social Dilemma sur Netflix, si on n’encadrait pas les réseaux sociaux ? De la guerre civile, rien de moins, et je continue de trouver ça fort de café, mais cet extrait me revient souvent en tête.

* * *

Prenez par exemple la petite controverse autour de l’entrevue de Stephan Bureau avec le scientifique Didier Raoult cet été. J’aime bien Bureau, mais je trouve qu’il méritait sa tape sur les doigts, parce que j’en ai plus appris dans la décision détaillée de l’ombudsman que dans son entrevue avec Raoult, puisque je ne suis pas une scientifique, justement. Mais certains, souvent d’ardents dénonciateurs de ces « covidiots » dont beaucoup citent Raoult, ont décidé de faire de Stephan Bureau un héros « anti-woke », juste parce qu’ils ont une dent contre Radio-Canada.

Après ça, on se demande pourquoi le monde est mélangé.

* * *

Nous devenons de plus en plus radicaux dans nos réactions, si bien qu’il m’arrive d’être exaspérée même par ceux qui pensent comme moi.

J’ai pourtant toujours eu une étrange fascination pour les réactionnaires. Les vrais, là, ceux qui sont contre toute forme de progrès. Je parle de ceux des temps passés, qui pestaient contre l’arrivée de l’électricité ou de la voiture, voire de la démocratie. Avec la menace écologique qui nous pend au bout du nez, je me demande s’ils avaient senti quelque chose. Je collectionne aussi les vieux guides de la parfaite épouse au foyer écrits par des hommes, parce que ça me fait beaucoup rire – faut surtout pas brûler ça.

* * *

Nous nageons dans une confusion de plus en plus extrême. Il m’arrive parfois, à force de lire absolument tout sur un sujet, de ne plus savoir quoi en penser, comme une gomme se liquéfie dans la bouche après avoir été trop mâchée. On prend parfois de longs détours avant de revenir à son instinct.

Par exemple, je crois qu’on ne doit pas brûler des livres qu’on juge blessants dans un geste de purification pour se réconcilier avec les Autochtones, comme on l’a fait dans une commission scolaire en Ontario. Bien sûr que j’ai été énervée en apprenant ça.

En aucun cas ça ne règle quoi que ce soit, et ça ne réconcilie personne avec rien. En tout cas, tu ne peux pas te dire progressiste quand tu fais une chose pareille, et le pire, c’est que ce show de boucane nous a été offert par une femme qui s’est autoproclamée « gardienne du savoir autochtone » alors qu’elle a usurpé son identité et que les vrais Autochtones n’ont jamais réclamé d’autodafés.

Ce genre de dérapage nuit à des causes légitimes qui seront tassées de l’actualité pendant que nous sommes en élections. On dirait par moments qu’une trentaine de livres brûlés en 2019 (5000 ont été retirés des bibliothèques) par une bigote mythomane choque plus que la récente découverte de dépouilles d’enfants des pensionnats. Une nouvelle en tasse une autre, tout le temps.

* * *

En fait, chaque année, des milliers de livres sont envoyés à la casse sans que ça nous fasse un pli, non par épuration, mais faute d’espace ; c’est le grand problème des bibliothèques du monde entier (vous irez lire Livres en feu – Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques de Lucien X. Polastron). Ce qui n’est pas une raison pour en faire un cirque de purification.

Oui, mais Tintin, Astérix, Lucky Luke, ces bédés qui ont charmé notre enfance, comment est-ce possible ? Je ne pense pas que ces franchises millionnaires sont en danger à cause d’une militante en Ontario, mais juste pour vous prévenir, ça se peut que vos petits-enfants préfèrent d’autres lectures dans l’avenir. Il faut accepter de vieillir, et que nos héros d’enfance prennent un coup de vieux en même temps.

* * *

En revanche, vous pouvez être certain que cet épisode gênant servira de carburant à tous les pourfendeurs des wokes pendant des semaines. La plupart des gens ne savent même pas l’origine de ce mot qui provient des luttes antiracistes des Afro-Américains au siècle dernier. Il a été transformé bien plus tard en blague qu’on croyait complètement out depuis quelques années, avant de revenir comme une insulte et une menace dans le débat public.

Ce mot-là sonne maintenant à mes oreilles comme le mot « communiste » que les réacs lançaient dans les années 1950 et 1960 à tout ce qui était un tant soit peu à gauche.

Et la valse des parallèles avec Fahrenheit 451, 1984 et l’Allemagne nazie, qu’on subit déjà tous les jours, reprend de plus belle. J’ai hâte qu’on en invente de nouveaux, on dirait que rien n’a été publié depuis Bradbury et Orwell. Ceux qui voient l’effondrement de la civilisation occidentale devraient plutôt être rassurés de la forte réaction générale à ce genre de dérive, ce qui prouve que ça ne passe pas, sauf entre les mailles de décisions bureaucratiques appliquées sans âme, mais avec zèle (et peu de vérifications des antécédents de nouveaux gourous).

Je pense de plus en plus que nous sommes entrés dans une guerre politique qui s’appuie sur les transformations du monde culturel, là où la plupart des controverses des dernières années sont nées, et que les progressistes sont en train de perdre sur le terrain du véritable pouvoir. Car enfin, bien qu’on brandisse l’épouvantail woke, on n’a qu’à voir les sondages : ce n’est pas demain la veille que le NPD ou Québec solidaire va gouverner. Même les conservateurs ont maintenant des chances de l’emporter dans ces élections précipitées par les libéraux.

Mon côté réac, de type écoanxieux, me dit d’aller m’occuper de mon jardin, pendant que j’en ai encore un. Des livres, dont les vilains Tintin et Astérix, j’en ai en masse.