Quand je rencontre pour la première fois un écrivain, je me demande toujours qui va m’apparaître. Quelle créature, en fait, les écrivains étant de drôles de bibittes. Dans le cas de Clara Dupuis-Morency, qui arrive avec Sadie X, son deuxième roman après Mère d’invention, salué unanimement par la critique et finaliste aux Prix des libraires en 2019, c’est de toute évidence une « nerd » de littérature, très sympathique, que j’ai découverte. De la famille des obsessionnels dans leur quête, ce qui n’est probablement pas étranger au fait qu’elle a commencé une psychanalyse.

La littérature est d’ailleurs une affaire de famille dans sa vie. Son père est l’écrivain Pierre Morency, et sa mère, plus du côté de l’essai, est l’avocate Renée Dupuis, spécialisée dans les droits de la personne. Elle a failli prendre le chemin des études en droit, mais a complètement bifurqué après être allée dans une fête de littéraires, à l’invitation de sa sœur, où elle a reconnu le monde auquel elle voulait appartenir. « J’ai eu une révélation, dit-elle, attablée au restaurant. Un moment de lucidité où je me suis dit que je devais m’entourer de ces gens, un peu fous. Une autre dimension de ma vie s’est ouverte à ce moment-là. » Ensuite, ce fut le parcours universitaire classique où, vers la fin, elle prenait une pause de sa thèse pour écrire Mère d’invention, récit très critique envers l’institution universitaire, entre autres thèmes passionnés, qui avait surpris tous les lecteurs par sa forme hybride, animée d’un violent désir de se mettre au monde comme écrivaine.

Avec Sadie X, qui est son projet de postdoctorat, elle surprend encore ; ce roman de « désapprentissage » est complètement différent de son premier livre. On y suit Sadie, qui a tout quitté – Montréal, sa famille, ses études en philosophie et elle-même, en quelque sorte – pour se lancer à corps perdu dans la recherche scientifique sur les virus au sein d’un laboratoire de Marseille, sous la gouverne d’un chercheur de génie nommé Régnier, une star et une diva dans son milieu, avec lequel elle entretient une relation parasitaire, d’une certaine façon. Si Sadie aime bien prendre une pause du cadre strict de la science, en s’étourdissant par la danse et le cannabis au bar SCUM (hommage au Scum Manifesto de Valérie Solanas), la vérité est qu’elle s’est réfugiée dans le langage scientifique pour s’anesthésier comme être humain. Or, la récente découverte d’un nouveau virus, qui la force à retourner à Montréal et à revoir sa famille, va bouleverser toute sa vie et les fondements de son être.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Clara Dupuis-Morency

Clara Dupuis-Morency ne cache pas que ce qui était un vague projet a trouvé son souffle avec la pandémie, même s’il n’est pas du tout question de la crise actuelle. « Ça m’intéressait de penser l’intelligence des formes de vie qui ne sont pas humaines. Ce que c’est que de sortir de notre tête, du langage trop humain, ce qui nous permet aussi de voir comment on fonctionne. Les virus, c’est quand même le sommet de la chaîne alimentaire, parce qu’un truc minuscule peut te terrasser et même te tuer. Mon déclic, c’est lorsque la Bourse s’est mise à capoter au début de la pandémie. Je me suis dit qu’une si petite chose, un parasite, c’est bien la seule affaire qui peut défaire et désorganiser un système aussi puissant que le système économique mondial. J’ai commencé à lire sur les virus et je suis tombée sur les pandoravirus. C’était comme un rabbit hole. Cela a coïncidé avec une phase un peu maniaque chez moi, parce que j’ai un mode obsessionnel. Mais mon obsession, ça peut tout autant être Jennifer Lopez, et je vais me mettre à écouter toutes ses entrevues ! »

Ce qui la branche, c’est l’expérimentation en littérature, et Sadie X est un livre d’une grande ambition qui veut bousculer les codes du roman. On ne sait pas du tout où l’auteure nous mène, en plus de nous immerger dans un monde inconnu pour la plupart d’entre nous, mais le voyage est franchement fascinant et exigeant.

L’auteure souligne qu’elle souhaitait mettre en scène le côté sensuel de la pensée et le désir presque charnel de la connaissance – et c’est réussi. « Sadie X pose cette question : comment muter ? explique-t-elle. Comment est-ce qu’on réinvente quelque chose malgré tout le passé qui nous pèse dessus ? C’est un thème récurrent pour moi. »

Cette admiratrice de Christine Angot et de Virginie Despentes affirme qu’elle loge dans le contraste. « Mes livres sont à l’image de mon cerveau. Comment je traite le monde, les informations. Entre le super cérébral et le super abstrait, et en même temps, j’aime que ça rencontre Patti Smith et le SCUM Manifesto ! »

Mais au bout de ce texte qui l’a occupée intensément pendant des mois, elle soutient qu’elle ne veut plus jamais écrire un livre comme Sadie X, qui l’a complètement épuisée. C’est un livre dur, dit-elle, où l’héroïne devra accepter de se « défaire », dans tous les sens du terme, c’est vers cette ouverture que le roman nous mène, si bien que l’écrivaine souhaite écrire ensuite un « livre mou ». Dur ou mou, cérébral ou pas, ce qui est certain est que je vais répondre présente pour la suite, car Clara Dupuis-Morency appartient à ces écrivaines qui nous amènent ailleurs et nous font expérimenter tellement autre chose qu’on ne peut en sortir que transformés.

Sadie X s’adresse à ceux qui ont envie de devenir des lecteurs mutants. Et ce que je trouve génial là-dedans est qu’une écrivaine ait l’audace de se frotter à la science, quand on sait que souvent, la science manque de poésie et que les créateurs manquent de culture scientifique.

« Apprendre, c’est aussi désapprendre, croit-elle. Tu dois te défaire de tes préavis qui sont faux pour pouvoir apprendre de nouvelles choses. Mais jusqu’où tu peux désapprendre ? Et qu’est-ce que ça provoque en toi ? Il y a quelque chose en Sadie qui n’est jamais complètement humain dès le début. Elle n’est pas super douée pour être humaine, c’est pour ça qu’elle est fascinée par les virus. L’idée la plus importante pour moi dans ce livre est que les virus sont des parasites, et ça veut dire qu’il faut qu’ils comprennent l’hôte qu’ils vont envahir. C’est anthropomorphique de dire ça, mais quand même, à un certain niveau, il faut qu’ils connaissent l’autre pour survivre. Les virus sont vus comme du non-vivant, mais les chercheurs disent, dans le fond, que depuis le début, ils ont une autre stratégie pour survivre. Ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas vivants. C’est juste que c’est complètement en dehors de ce qu’on peut imaginer. »

Avec le coronavirus, Clara Dupuis-Morency a constaté que nous étions dans un discours pas mal fermé sur l’idée d’un ennemi à abattre, très récupéré politiquement, mais de son côté, elle a vu quelque chose de très intéressant, une expérience collective éclairante. « Même les chercheurs les plus pointus ne savent pas trop où ça s’en va, eux-mêmes ont atteint leurs limites, note-t-elle. Et moi, mon rôle d’écrivaine est d’être curieuse, plutôt que d’être dans un mécanisme de défense. Qu’est-ce que ça peut nous apprendre de nous-mêmes et de quelque chose qui n’est pas nous ? Comment est-ce que ça peut changer nos perspectives ? Comme écrivaine, c’est un peu mon devoir dans la vie d’être de biais, et d’être curieuse. »

Sadie X

Sadie X

Héliotrope

284 pages