Après avoir assisté à une représentation de 887, de Robert Lepage, en mai 2016, je me suis mis en tête d’interviewer Michèle Lalonde. Je n’en revenais pas de voir qu’aucun journaliste ne s’intéressait à elle.

Ceux qui n’ont pas vu cette œuvre de Lepage doivent savoir qu’il y est question du monumental poème Speak White qui, 51 ans après sa création, fait encore ressentir son onde de choc.

J’ai eu un mal fou à trouver le numéro de téléphone de Michèle Lalonde. Jean-Paul Daoust m’a suggéré d’appeler l’Union des écrivaines et des écrivains québécois, car, m’a-t-il dit, elle était membre honoraire.

Quand j’ai enfin eu la poète au bout du fil et que je lui ai raconté mes démarches, elle m’a coupé en me disant : « Je ne suis pas membre honoraire du tout. Ils m’ont sacrée dehors ! » J’ai tout de suite aimé cette femme !

Elle avait alors 78 ans et vivait dans une résidence pour personnes âgées située dans Montréal-Nord. Un comédien m’avait dit qu’elle ne vivait pas richement.

Elle a été très réticente à m’accorder cette entrevue. « Pourquoi vous intéressez-vous à moi ? », m’a-t-elle demandé plusieurs fois. Mais sans doute encore grisée par le soir de première au TNM où elle a préféré rester dans la pénombre quand on a dit qu’elle se trouvait dans la salle, elle s’est mise à me parler doucement de la création de ce mythique poème.

Ce fut pour elle une occasion de donner sa version des faits. Elle m’a d’abord expliqué que ce texte n’est pas né lors de la fameuse Nuit de la poésie du 27 mars 1970, comme beaucoup de gens le croient encore aujourd’hui. Ce poème trouve ses racines dans un autre texte de Michèle Lalonde, Terre des Hommes, écrit à l’occasion du gala inaugural d’Expo 67 et présenté en avril 1967 à la Place des Arts.

Ce texte pour deux récitants, Albert Millaire et Michelle Rossignol, a été présenté sur une musique contemporaine d’André Prévost. « On y retrouve les mêmes thèmes que dans Speak White, m’a-t-elle dit. Les forces de destruction et le sort des minorités. »

PHOTO JEAN-YVES LÉTOURNEAU, ARCHIVES LA PRESSE

Michèle Lalonde et André Prévost, le 26 avril 1967

Quelques mois plus tard, Michelle Rossignol a appelé Michèle Lalonde et lui a dit qu’elle allait participer à une soirée-bénéfice en soutien à Pierre Vallières et à Charles Gagnon, deux membres du FLQ arrêtés aux États-Unis et extradés au Québec. Des artistes, dont Pauline Julien, Yvon Deschamps et Robert Charlebois, s’étaient réunis pour amasser de l’argent afin de leur venir en aide. Rossignol tenait à être présente à cet évènement appelé Chansons et poèmes de la résistance.

« Elle est venue me voir en me demandant si je n’avais pas un texte qui traînait quelque part. J’avais deux bébés aux couches et une fille de 6 ans. Je lui ai répondu : “Écoute, je vais te faire un texte et je vais faire en sorte que ça passe la rampe.” Je n’avais pas envie de lui écrire un texte sur les libellules. »

Elle m’a alors confié ce détail étrange : elle a écrit le texte de Speak White debout. « J’ai souhaité me mettre dans cette condition. Je l’ai ensuite tapé à deux doigts sur une machine à écrire avec un papier carbone pour faire une deuxième copie. Je lui ai apporté le texte quelques minutes avant la générale qui avait lieu le jour même du spectacle, un lundi du mois d’octobre 1968. On est allées dans les toilettes de la Comédie-Canadienne [aujourd’hui le TNM] et je lui ai donné des indications. Je lui ai dit : “Si tu le récites comme ça, tu vas voir, la salle va lever.” J’étais assez certaine de l’impact que ça aurait. »

« speak white / tell us that God is a great big shot / and that we’re paid to trust him / speak white / parlez-nous production profits et pourcentages / speak white / c’est une langue riche / pour acheter / mais pour se vendre / mais pour se vendre à perte d’âme / mais pour se vendre »

Le public n’a pas levé: il a été projeté au plafond.

En fait, on n’avait pas informé Michelle Rossignol que les textes présentés lors de ce spectacle ne devaient pas faire référence au livre de Vallières, Nègres blancs d’Amérique, un ouvrage interdit de circulation. « On considérait que son texte était une incitation à la révolution armée, m’a raconté Michèle Lalonde. Or, mon texte fait totalement écho à ce livre. »

Le spectacle Chansons et poèmes de la résistance a été repris quelques soirs dans d’autres villes (Sherbrooke, Hull, Québec et Trois-Rivières). C’est alors que Michèle Lalonde a récité son texte devant le public. « Michelle Rossignol n’a pas voulu poursuivre. Je ne sais pas si elle a eu peur du contenu ou elle s’est dit qu’il serait préférable que je lise mon poème, comme les autres poètes du spectacle le faisaient. »

Puis, lors de la fameuse Nuit de la poésie qui a eu lieu au Gesù, le 27 mars 1970, Michèle Lalonde a présenté un texte inédit pour trois récitants, Panneau-réclame, en compagnie de Michelle Rossignol et de Michel Garneau. Le réalisateur Jean-Claude Labrecque lui a demandé de reprendre exceptionnellement Speak White.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Michèle Lalonde

Les images où l’on peut voir aujourd’hui la jeune femme, cheveux blonds noués et chemisier bleu marine, livrer avec un incroyable aplomb ce texte phare ont été gravées ce soir-là.

Au cours de notre entretien, Michèle Lalonde a insisté sur une chose : la paternité de l’expression speak white qu’on lui a si souvent attribuée. « Ça ne vient pas de moi. Ça existait depuis des décennies. On l’utilisait dans les plantations américaines pour inciter les Noirs à s’exprimer dans la langue de leurs maîtres. Chez nous, même en 68, ça existait encore. »

Michèle Lalonde a écrit de nombreux textes poétiques et dramaturgiques, mais elle est surtout connue pour Speak White. Le cri du cœur de cette femme totalement enracinée dans son époque a fait sa renommée, mais lui a aussi procuré des malheurs.

« Ce texte m’a valu plusieurs problèmes. Peu après sa création, j’en ai perdu le contrôle. On a fait des photocopies à partir d’un exemplaire. Durant les manifestations pour la francisation de l’Université McGill, en mars 69, le texte a circulé. Les copies ont fini sur la chaussée, piétinées par les policiers de la GRC. Et moi, je n’existais plus. »

Avant de la quitter, j’ai demandé à Michèle Lalonde à quoi elle occupait ses journées. Elle m’a dit qu’elle lisait les journaux. « Je vis comme une personne âgée qui sait qu’elle va bientôt mourir », m’a-t-elle dit avant d’éclater de rire.

Elle m’a confié qu’elle tentait de se débarrasser d’un désagréable zona. « Je suis honorée d’avoir ça parce que ce n’est pas une maladie de vieillard. Des jeunes de 20 ans ont ça. »

Lorsque ma chronique a été publiée, je la lui ai envoyée. Elle m’a téléphoné. Elle a commencé par me dire qu’il y avait plusieurs inexactitudes. Plus elle me parlait, plus je me rendais compte que mon texte rapportait fidèlement ce qu’elle m’avait dit. J’ai alors eu l’impression qu’elle voulait simplement que l’on reprenne notre conversation.

Au cours des jours qui ont suivi, elle m’a téléphoné à quelques reprises. Un soir, elle m’a appelé alors que je cuisinais. J’ai éteint la cuisinière, j’ai attrapé mon verre de vin et je l’ai écoutée. J’ai senti une grande solitude au bout du fil.

Une fois, je lui ai demandé si les occupants de sa résidence savaient qu’elle avait écrit ce poème. « Pensez-vous ? Mais non, voyons. »

Jusqu’à tout récemment, j’ai reçu des appels de collègues journalistes qui voulaient avoir son numéro de téléphone. J’ai eu beau chercher partout dans des calepins et dans mon ordi, j’avais perdu sa trace.

La fulgurance qui frappe et qui va ensuite se cacher dans un coin, c’est un peu l’histoire de Michèle Lalonde. Et c’est aussi le propre du poète.