J'ai terminé dans la même semaine Écrivains chéris de Jean O'Neil (Libre Expression) et Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis (Héliotrope). Deux mondes opposés. La question lancinante du langage m'est revenue. Comment il se forme, et à partir de quoi surtout. Ce curieux miracle qui se passe dans l'enfance, quand vous vous mettez à nommer le monde avec les mots de votre mère...

Exemple. Vous grandissez dans les cuisines de votre père pâtissier. Vous ne mangez pas seulement des gâteaux; vous mangez des choses nommées saint-honoré, mousse, coulis, tartelettes, meringues... Ces multiples saveurs, odeurs et textures ont été nommées avant vous et rempliront non seulement votre panse, mais aussi votre vocabulaire.

 

Maintenant, vous voilà écrivain et, l'idée consacrée voulant qu'un écrivain parle de ce qu'il connaît, vous racontez une réalité au moyen de ces mots qu'on vous a appris pour la définir. Devant la feuille blanche, vous redécouvrez forcément vos origines. Quand j'étais enfant, je pensais que la poésie ne servait qu'à parler des choses jolies, comme les fleurs. Mais je ne connaissais que les roses de la Saint-Valentin et le pissenlits du parc La Fontaine, ayant grandi essentiellement en milieu urbain. Je me sentais exclue de la poésie (jusqu'à ce que je lise Une charogne de Baudelaire). Mon vocabulaire pour décrire la nature se résumait à arbres, nuages et fleurs. Mais comme les Inuits ont des tas de mots pour décrire la neige, je pouvais écrire inlassablement sur les rues bétonnées de mon quartier...

Ce que fait admirablement bien Catherine Mavrikakis dans Le ciel de Bay City, qui vient de remporter le Grand Prix du livre de Montréal. Dès le début, elle détaille ce ciel « mauve sale « lorsque le soleil se couche sur les toits des maisons préfabriquées, dans ces banlieues américaines sans âme... Cela rappelle Nancy Huston dans son recueil Désirs et réalités, lorsqu'elle aborde la laideur de sa province natale. « Comment se fait-il que dans le Nouveau Monde en général et en Alberta en particulier, nous soyons si fermés à cet aspect esthétique de la vie? Que l'on ne soucie plus de transmettre de la beauté aux générations futures? Que l'on estime normal de mettre devant les yeux de nos enfants un enchaînement chaotique de fast-food, de stations-service, de bâtisses disgracieuses et de centres commerciaux? Comment faisons-nous pour croire que cette hideur ne déteindra pas sur leur âme? «

Question troublante que celle de la beauté, qu'on ne se pose pas assez. Quel type d'écrivain ou de lecteur devient-on selon les paysages dans lesquels on a grandi? Jusqu'à quel point sommes-nous affectés par cela?

Jean O'Neil, c'est l'écrivain du voyage, des grands espaces, créateur, selon l'Encyclopédie canadienne, d'un genre bien à lui, le «tourisme littéraire «. Dans son livre de récits, il retourne sur les lieux de ses écrivains chéris (Claudel, Hugo, Péguy, Queneau, etc.), et dévoile sa corde sensible dans un chapitre qui m'a beaucoup amusée, tant il vomit sa haine sur ces écrivains urbains qui vont souiller la maison de son beau Rimbaud. « Je ne pousserai pas le culte jusqu'à demander à coucher dans sa chambre comme le fit, en 1982, cette ordure d'Allen Ginsberg, qui se réclame de sa paternité, lui et combien d'autres, ignares, arsouilles de tout acabit, soûls et drogués jour et nuit, leur vie durant, à des années-lumière de sa culture, de son érudition, de son art, de son talent, et qui n'ont retenu et imité que les injures et les crachats de sa brève période bohémienne. « Je vous épargne le reste, non par pudeur mais par manque d'espace, et vous invite fortement à lire ce pamphlet d'esthète, plutôt rare de nos jours.

Mais je le trouve dur, O'Neil. J'ai de l'admiration et de la compassion pour ces écrivains forcés d'inventer la littérature à partir de la laideur, sans le secours de la beauté évidente de la nature, des ciels bleus, des effluves de la mer ou des murmures des cathédrales. Pour bien des gens, la beauté fait presque peur, le mot même crée un malaise. Nous ne savons plus de quoi elle est faite, nous ne savons pas comment l'accueillir, nous sommes devenus maladroits comme des puceaux devant l'amour. Et beaucoup d'écrivains (et de lecteurs) se vengent de ces beautés dont ils sont privés... tandis que d'autres les cherchent encore.

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