(Miami) Manuel Mathieu est parvenu, en une décennie, à se bâtir une solide carrière internationale. Après des expositions en Europe et en Chine, l’artiste montréalais né en Haïti a droit à sa première exposition muséale en solo aux États-Unis. La Presse l’a suivi à Miami sur les lieux de cet évènement fort remarqué.

La chaleur était enfin supportable à 19 h 30. Dans la cour gazonnée du Musée d’art contemporain de North Miami (MOCA), quelque 150 personnes étaient venues assister à une conférence sur le thème « Créer dangereusement » avec comme panélistes Manuel Mathieu et l’écrivaine new-yorkaise Edwige Danticat. Une activité parmi d’autres que l’artiste canado-haïtien de 37 ans a eues durant son passage de cinq jours à Miami, dans le cadre de son premier solo muséal américain. Le premier solo d’un artiste canadien au MOCA depuis Rodney Graham en 1999.

Son exposition, présentée jusqu’en octobre, n’est pas passée inaperçue. Le New York Times en a publié une critique sur une pleine page. Et Artsy, plus grand marchand d’art en ligne au monde, a consacré un long texte au « rising Haitian painter », le peintre québécois le plus présent sur la scène internationale.

Lisez l’article d’Artsy sur Manuel Mathieu (en anglais)

Depuis 2012 et ses études à Londres, le monde de l’art et des collectionneurs d’Europe, d’Asie et d’Amérique se passionne pour l’œuvre immersive et narrative de Mathieu et le style, entre abstraction et figuration, avec lequel il aborde des sujets liés au tumulte du monde. D’où vient son succès ? « Je pense qu’il y a une ouverture dans mon travail avec lequel j’essaie de me reconnecter à mon passé, dit-il. Je ne suis pas là pour convaincre. Je veux générer des connexions et contribuer à quelque chose d’universel. »

PHOTO ÉRIC CLÉMENT, LA PRESSE

Numa, une œuvre représentant un jeune fusillé lors de la dictature Duvalier en 1964

L’artiste arrivé à Montréal à 19 ans récolte ce qu’il a semé. Son aventure américaine a débuté en 2018 quand la galerie Kavi Gupta, de Chicago, a commencé à le représenter. Sa première expo fut un succès. La grande collectionneuse afro-américaine Pamela Joyner a acquis son travail et l’a invité, l’année suivante, à une résidence artistique chez elle, en Californie. En 2020, il a participé à une exposition au Pérez Art Museum de Miami, qui lui a acheté une œuvre. Puis il a participé à de nombreuses foires, grâce notamment à son galeriste montréalais, Hugues Charbonneau.

Créer avec ses tripes

Présentée en anglais, en espagnol et en créole, l’expo est émouvante. Même pour l’artiste qui a « déversé ses tripes dans le musée ». « C’est l’une de mes expos qui me touche le plus profondément. » Elle est scindée en deux parties. La première, World Discovered Under Other Skies (Le monde découvert sous d’autres cieux), comprend 34 œuvres dans lesquelles Mathieu réfléchit à l’état du monde en scrutant la situation de petits pays comme Haïti, en quête de libération et de maturité.

À l’entrée, Sacred Burden [Fardeau sacré] révèle le poids émotionnel de son héritage haïtien. Se succèdent ensuite des céramiques et des toiles sur des évènements dramatiques survenus sous les dictatures Duvalier (1957-1986) ou affectant d’autres populations du monde. On retrouve sa touche unique qui décrit avec éclat et sensibilité des énergies, des souvenirs. La peinture d’un éveilleur de conscience qui fait palpiter les couleurs, les pigments s’exprimant et se dissolvant dans un déploiement vibrant et souvent spectaculaire.

  • Sacred Burden, 2020

    PHOTO ÉRIC CLÉMENT, LA PRESSE

    Sacred Burden, 2020

  • Manuel Mathieu devant ses premières céramiques

    PHOTO ÉRIC CLÉMENT, LA PRESSE

    Manuel Mathieu devant ses premières céramiques

  • Siimone (2020), une peinture évoquant la femme du dictateur François Duvalier. « Une manière de revisiter le visage du pouvoir », dit Manuel Mathieu.

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    Siimone (2020), une peinture évoquant la femme du dictateur François Duvalier. « Une manière de revisiter le visage du pouvoir », dit Manuel Mathieu.

  • Fort Dimanche 2, 2017. Des enfants jouent sur les ruines d’une prison où sont morts des opposants à la dictature.

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    Fort Dimanche 2, 2017. Des enfants jouent sur les ruines d’une prison où sont morts des opposants à la dictature.

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La seconde partie, Dwelling on the Invisible [Habiter l’invisible], est un commissariat de la conservatrice en chef du MOCA, Adeze Wilford, qui est venue rencontrer Mathieu à Montréal pour la préparer. Elle est constituée de 14 œuvres récentes, dont sa première mosaïque à être exposée, Abundance and Drought, aux effets hallucinants.

Même moi, quand je l’ai vue dans la salle, j’ai fait wow ! Je n’arrêtais pas de la toucher !

Manuel Mathieu

  • La mosaïque Abundance and Drought

    PHOTO ÉRIC CLÉMENT, LA PRESSE

    La mosaïque Abundance and Drought

  • Détail de la mosaïque réalisée pour l’artiste par l’atelier Mosaika, à Montréal

    PHOTO ÉRIC CLÉMENT, LA PRESSE

    Détail de la mosaïque réalisée pour l’artiste par l’atelier Mosaika, à Montréal

  • Manifestation, 2023

    PHOTO ÉRIC CLÉMENT, LA PRESSE

    Manifestation, 2023

  • Détail de Manifestation

    PHOTO ÉRIC CLÉMENT, LA PRESSE

    Détail de Manifestation

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À côté de la mosaïque a été placé son textile le plus abouti, Resilience, a landscape of desire. Un immense cadre dont le transport a représenté tout un défi. Tout comme l’installation Les désenchantés, avec des sculptures en céramique de personnages énigmatiques et torturés. « J’ai beaucoup pensé à l’état du monde en la créant, dit-il. Quand on voit les actions des dirigeants politiques, on se dit que nos vies ne valent rien, en fait. D’où le désenchantement. »

  • Resilience, a landscape of desire. Avec des tissus brûlés, de l’encre et de la poussière.

    PHOTO ÉRIC CLÉMENT, LA PRESSE

    Resilience, a landscape of desire. Avec des tissus brûlés, de l’encre et de la poussière.

  • L’installation Les désenchantés

    PHOTO ÉRIC CLÉMENT, LA PRESSE

    L’installation Les désenchantés

  • Détail des Désenchantés

    PHOTO ÉRIC CLÉMENT, LA PRESSE

    Détail des Désenchantés

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La dernière œuvre de l’expo est sa vidéo Dife [le feu, en créole], qui évoque la place du feu dans la colère des Haïtiens. Des images de manifestations. « La fumée me rappelle mon enfance. De chez moi, on la voyait sur la ville. On savait que ce jour-là, on n’irait pas à l’école. Le feu et la fumée donnaient le pouls de la ville. Quand tu vois ces images de manifs, tu te dis que les gens sont à bout. »

À la rencontre d’élèves et d’aînés

Très tourné vers la communauté, le MOCA a été touché que Mathieu tienne à rencontrer la population locale. Il a fait visiter l’expo à des jeunes de 7 à 10 ans, à des étudiants et à des aînés d’origine haïtienne. Miami abrite la plus grosse communauté haïtienne des États-Unis. La Presse a d’ailleurs accompagné Manuel Mathieu au Haitian Heritage Museum qui se trouve dans le quartier Little Haiti. Un petit musée avec des œuvres d’artistes haïtiens et américains d’origine caraïbéenne.

  • Des élèves touchant sa mosaïque

    PHOTO DANIEL BOCK, FOURNIE PAR LE MOCA

    Des élèves touchant sa mosaïque

  • Manuel Mathieu avec des étudiants

    PHOTO DANIEL BOCK, FOURNIE PAR LE MOCA

    Manuel Mathieu avec des étudiants

  • Manuel Mathieu avec des étudiants

    PHOTO DANIEL BOCK, FOURNIE PAR LE MOCA

    Manuel Mathieu avec des étudiants

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« J’ai rencontré des aînés qui ont vécu la dictature. Deux d’entre eux étaient présents lors de l’exécution publique de [Marcel] Numa, sur ordre de François Duvalier [le 12 novembre 1964]. Comme j’ai peint l’exécution de Numa, le fait qu’ils l’aient vue de leurs yeux, ça m’a frappé. Des gens pleuraient en regardant mes œuvres. Ça m’a touché. »

Un documentaire sur la corruption

Manuel Mathieu continue de travailler sur Haïti avec la production d’un documentaire, The Fight for Haiti, sur l’impunité et la corruption. « Le film permet de faire le point sur ce qui s’est passé et se passe encore en Haïti, dit-il. Ce documentaire pourrait créer des frictions, mais si tout le monde a peur et que ceux qui peuvent parler se taisent, rien ne changera. »

CBC vient aussi de sortir un documentaire, Dream Without a Ceiling : The Art of Manuel Mathieu, réalisé par Will Prosper, qui fait le point sur sa carrière. Une idée de la relationniste Rosemonde Gingras, qui suit Mathieu depuis 13 ans.

Parallèlement, Mathieu se prépare pour la Biennale d’art de Toronto, qui aura lieu à l’automne. Il poursuit sa création d’immenses mosaïques qui embelliront la future station Édouard-Montpetit du REM et il expose des œuvres en Europe, où son aventure continue aussi…

Consultez la page de son exposition au MOCA Consultez le site de l’artiste

Figuration ou abstraction ?

« Pour moi, la figuration et l’abstraction ne sont pas séparées. Tout est de l’abstraction. Quand tu essaies de représenter quelque chose, tu passes par l’abstraction, car tu conceptualises quelque chose. Ce que tu peins n’existe pas. Cette manière de penser ne réduit pas les choses. Elle permet de les agrandir, de générer une émotion. Dans le monde actuel, on a du mal à s’entendre sur ce qu’est la réalité. La technologie n’aide pas. On ne sait plus ce qui est vrai ou faux. L’art permet de comprendre que la mécanique d’apparition des choses peut se répliquer dans la vie. »