L’artiste allemand Boris Eldagsen s’est fait connaître mondialement l’an dernier en soumettant une photographie générée par l’intelligence artificielle (IA) dans un concours… qu’il a remporté. La Presse lui a parlé en marge d’une conférence sur l’IA organisée jeudi par C2 Montréal.

C’était au mois d’avril 2023. Boris Eldagsen travaillait depuis déjà un an sur des photographies artistiques créées à l’aide d’un programme d’intelligence artificielle générative. « Ma compagne avait reçu un diagnostic de cancer et c’était la seule façon que j’avais trouvée de continuer à être créatif en travaillant jour après jour d’une chambre d’hôpital. »

Il a décidé d’en soumettre une au Sony World Photography Awards. Contre toute attente, sa photographie en noir et blanc représentant deux femmes dans une discrète étreinte – étrangement baptisée The Electrician – a remporté le prix de la catégorie « Créativité ».

L’artiste allemand dit avoir avisé les organisateurs que sa photo avait été générée par l’IA avant de recevoir son prix.

Mon objectif était de provoquer un débat. Je ne voulais pas recevoir le prix. J’ai demandé aux organisateurs de faire une table ronde pour parler d’IA, mais ils n’ont pas réagi et ils n’ont fait aucune mention de l’IA dans leurs communications aux médias. Je me suis donc présenté à la cérémonie, à Londres, j’ai refusé le prix et j’ai expliqué ma démarche.

Boris Eldagsen, photographe allemand

« Combien d’entre vous savaient ou suspectaient que l’image avait été générée par intelligence artificielle ? a-t-il demandé dans son discours, en s’adressant aux juges du concours. Les images d’IA et la photographie ne devraient pas concourir entre elles dans un concours comme celui-ci. J’ai soumis ma photo comme un petit singe malicieux pour découvrir si les concours de photographie étaient prêts à l’arrivée des images d’IA. Ils ne le sont pas. »

  • The Electrician, 2022, une œuvre générée par l’IA

    PHOTO BORIS ELDAGSEN, FOURNIE PAR HANGAR 7826

    The Electrician, 2022, une œuvre générée par l’IA

  • Me, Me, Me, 2024 ; à l’instar de The Electrician, l’œuvre a été créée avec l’IA.

    PHOTO BORIS ELDAGSEN, FOURNIE PAR HANGAR 7826

    Me, Me, Me, 2024 ; à l’instar de The Electrician, l’œuvre a été créée avec l’IA.

  • The Family Unconscious, 2024. L’œuvre a aussi été créée avec l’IA.

    PHOTO BORIS ELDAGSEN, FOURNIE PAR HANGAR 7826

    The Family Unconscious, 2024. L’œuvre a aussi été créée avec l’IA.

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Les organisateurs étaient évidemment furieux. « Ils ont fermé mon micro ! » Dans le milieu de la photographie, on a parlé d’un « coup ». Mais tout le monde était content : les photographes qui abhorrent l’IA ont salué le geste de Boris Eldagsen, qui cherchait à éveiller les consciences à la présence occulte de l’IA dans les photos ; et les artistes qui travaillent avec l’IA étaient eux aussi heureux que la question soit enfin débattue publiquement.

Depuis l’an dernier, l’artiste visuel multiplie les conférences, les discussions publiques et les débats sur le sujet, notamment sur la question du droit d’auteur, encore nébuleuse. « La communauté photographique a besoin de s’exprimer sur ces enjeux, insiste-t-il, et les tribunaux doivent être saisis de ces questions pour qu’on puisse statuer sur la propriété intellectuelle et le droit d’auteur des photographies générées par l’IA. »

Un plaidoyer pour la transparence

Par ailleurs, Boris Eldagsen ne perçoit pas l’IA comme une menace. « Elle est là et elle avance plus vite que la musique », estime-t-il. Il plaide plutôt pour la transparence.

Il faut absolument qu’on puisse distinguer les photographies qui ont été manipulées des autres, surtout pour les médias d’information. Il faut penser à un système d’étiquetage.

Boris Eldagsen, photographe allemand

Une initiative que la plateforme TikTok a d’ailleurs commencé à mettre à l’essai.

Quant à sa propre pratique artistique, l’artiste berlinois de 53 ans estime que l’IA lui procure une énorme liberté.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE, LA PRESSE

Conférence à laquelle Boris Eldagsen (deuxième à partir de la droite) prenait part, organisée dans le cadre de C2 Montréal

« Avec la photographie traditionnelle, je devais tenir compte de la lumière, de la température, du lieu, mais avec l’IA, tout provient de mon imagination, c’est ça qui est fascinant. Dans le processus, on précise par écrit nos préférences pour la lumière, les couleurs, la composition, les actions, etc. Mais pour faire ces précisions, il faut avoir de bonnes connaissances en photographie, en histoire de l’art, c’est un avantage quand on a la cinquantaine. Paradoxalement, la plupart des gens de 50 ans et plus sont souvent allergiques à la technologie… »

Toute cette histoire a évidemment changé sa vie. Pour le meilleur, Boris Eldagsen étant aujourd’hui perçu comme un précurseur dans l’utilisation de l’IA en photographie.

Les tirages de sa photographie The Electrician, qu’il vendait autour de 900 euros avant de la soumettre au concours du Sony World Photography Awards, se vendent aujourd’hui 20 000 euros (environ 30 000 $ CAN). « Je ne pouvais pas prévoir cela », se défend-il. Pour autant, Boris Eldagsen ne cherche pas à en faire une vache à lait. Il n’a que 10 tirages de sa photographie, après cela, il n’en imprimera plus. De toute façon, il travaille sur plusieurs autres pièces photographiques.

« Je travaille avec la psyché humaine, l’inconscient, le surréalisme, le symbolisme, précise-t-il, lorsqu’on lui demande de qualifier son travail. Mes photographies ne pourraient jamais exister dans la vraie vie, ce sont des objets abstraits. J’aime aussi jouer avec les titres, comme je l’ai fait avec The Electrician, ce sont comme des devinettes. » On avance qu’il est donc un peu le Salvador Dalí de la photographie. Il répond qu’il préfère la comparaison avec Magritte.

Une dizaine de ses œuvres sont d’ailleurs exposées à la galerie Hangar 7826 jusqu’au 26 mai, tandis que cinq d’entre elles seront accrochées à la Biennale internationale d’art numérique (BIAN), qui aura lieu à L’Arsenal Art contemporain – du 31 mai au 21 juillet – et dont le thème est l’illusion. « Il faut multiplier les occasions de discuter de ce sujet, croit Boris Eldagsen, donc je suis ravi de voir mon travail exposé ici. »

Consultez le site de C2 Montréal