Surprenante exposition de Jannick Deslauriers au 1700 La Poste, où elle entame un nouveau cycle créatif avec une installation impressionnante et loquace. La directrice du centre d’art de Griffintown, Isabelle de Mévius, a encore fait mouche en accordant une résidence artistique à l’artiste montréalaise qui a pu monter son Être imaginaire, un corpus assez… renversant.

En ayant en tête le travail habituellement séduisant et délicat de Jannick Deslauriers, avec ses grandes œuvres textiles vaporeuses, on est complètement dérouté quand on entre au 1700 La Poste et qu’on voit une véritable scène apocalyptique dans la salle principale du centre d’art. Mais qu’est-ce que c’est que cette installation Phasmes qu’elle a mis un mois et demi à créer sur place ?

On distingue, en se promenant dans les « décombres », des restes de poussettes d’enfant, des balançoires poussiéreuses – avec leurs ceintures de sécurité qui paraissent dérisoires –, un fauteuil roulant brisé et des petits lits désarticulés, le tout au milieu de gravats et de petits morceaux de charbon répandus sur le sol et de poussière imprimée sur les murs. Comme s’il y avait eu une tornade qui se serait déchaînée en ces lieux et qu’on en découvrirait les effets dramatiques.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Détail de l’œuvre Phasmes

Des chaînes pendent, maculées de saleté. Des tiges d’acier partent du centre de la salle en éventail pour former une sorte de squelette de manège disloqué. Lors de la visite de presse, les journalistes échangeaient leurs impressions. Est-ce une garderie d’enfants affreusement saccagée (quelle image d’horreur) ? Une représentation de la guerre en Ukraine ? Le résultat d’une catastrophe naturelle ? Jannick Deslauriers a dit trouver normal que son installation conduise le visiteur à envisager toutes sortes de drames. D’autant qu’avant de commencer sa création in situ, elle n’avait aucune idée du résultat final.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Détail de l’installation Phasmes

« Cette sculpture donne l’impression d’un corps qui était présent et qui ne l’est plus », a dit Isabelle de Mévius, qui voit dans Phasmes une façon pour l’artiste de « retrouver et restaurer le monde de son enfance ».

Jannick Deslauriers explique que Phasmes résulte d’un tournant qui s’est opéré dans sa pratique depuis ses études de maîtrise à l’Université Yale. Elle s’intéresse depuis à d’autres matériaux et à d’autres techniques. Le vinyle a fait son apparition, de même que la cendre et l’acier. « J’ai adoré la soudure, car ça ressemble beaucoup à la couture, dit-elle. C’est un geste un peu similaire, car on attache des parties ensemble. »

L’idée de départ

L’idée de départ de son installation lui est venue d’images de carrousel, d’équipement médical, de vieilles machines volantes, de bicycles, etc. « Je me suis mise à penser à une structure qui pourrait nous faire nous envoler, dit-elle. Chaque objet étant comme un siège imaginaire. » Amateure de philosophie, Jannick Deslauriers s’est inspirée du concept d’hétérotopie de Michel Foucault. Ces espaces concrets qui logent l’imaginaire, comme une cabane d’enfant ou un manège.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Détail de Phasmes

Dans l’imaginaire de l’artiste, le carrousel tournait mais a cessé de fonctionner et a laissé des traces fantomatiques sur les murs. Des traces de l’enfance, pour Jannick Deslauriers qui s’intéresse depuis toujours à la mémoire, à l’existence, à l’intimité du corps. D’où le titre de son œuvre, Phasmes, du nom de cet insecte mimétique qui imite sa nature environnante en enregistrant sa mémoire physique.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Jannick Deslauriers près de Ce qu’il reste, son char blindé en crinoline et fil créé en 2010

Travail instinctif

Chacun interprétera Phasmes à sa façon. Il demeure que ce travail instinctif est marquant. Quand on passe au sous-sol – où se trouve son char en crinoline – et sur la mezzanine où l’artiste a placé d’autres œuvres textiles (notamment une ligne de poteaux électriques, un appareil photo, une machine à coudre et le fantôme en polyester et tulle de la façade de l’ex-hôtel Queen’s de Montréal), on réalise que Jannick Deslauriers donne désormais plus de corps à sa démarche artistique.

  • Appareil photo argentique, 2018, polyester, tulle, soie et fil, 11 cm x 16,5 cm x 10 cm

    PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

    Appareil photo argentique, 2018, polyester, tulle, soie et fil, 11 cm x 16,5 cm x 10 cm

  • Fantôme de l’hôtel Queen’s, 2006, polyester, tulle et fil, 366 cm x 183 cm x 121 cm

    PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

    Fantôme de l’hôtel Queen’s, 2006, polyester, tulle et fil, 366 cm x 183 cm x 121 cm

  • Grande roue, 366 cm x 183 cm x 121 cm, 2016, tulle, organza et fil de nylon, 48 cm x 35,5 cm x 28 cm

    PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

    Grande roue, 366 cm x 183 cm x 121 cm, 2016, tulle, organza et fil de nylon, 48 cm x 35,5 cm x 28 cm

  • Machine à coudre, 2013, dentelle, organza, crinoline et fil, 79 cm x 46 cm x 23 cm

    PHOTO ALEXIS BELLAVANCE, FOURNIE PAR LE 1700 LA POSTE

    Machine à coudre, 2013, dentelle, organza, crinoline et fil, 79 cm x 46 cm x 23 cm

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« C’est vrai, dit-elle. J’avais besoin de me défaire un peu de l’objet séduisant. J’avais envie de quelque chose de plus brut. C’est pour ça que j’aime Louise Bourgeois, Teresa Margolles et Anselm Kiefer. Et ma maîtrise m’a permis d’aller vers quelque chose de plus libéré. Ce n’est pas pour rien qu’Eva Hesse m’influence ! »

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Détail de Phasmes

L’exposition est accompagnée d’un beau catalogue de 164 pages qui analyse ce corpus, avec la participation de la commissaire Anaïs Castro et de l’artiste François Morelli. De quoi nous repaître de ce déploiement étonnant et volubile. Finalement, la tornade au 1700 La Poste, c’est l’étoffe de cette artiste qui vient d’avoir 40 ans, qui s’abreuve à toutes sortes de lectures et d’influences, et qui a choisi d’oser. Isabelle de Mévius est aussi en partie responsable de ce coup de vent intrépide et galvanisant qui a balayé le centre d’art, elle qui, depuis près de 10 ans, ne cesse de nous étonner avec des expos de qualité qui sont, chaque fois, de véritables bourrasques d’air frais.

Être imaginaire, au 1700 La Poste, jusqu’au 18 juin

Consultez le site de l’exposition