L’artiste new-yorkaise Moyra Davey, qui est née à Toronto et a fait ses études à Montréal, à Ottawa et à San Diego, présente Les fervents à la galerie Leonard & Bina Ellen, jusqu’au 9 avril. Une exposition sur le travail d’une photographe, vidéaste et auteure au regard original sur la vie. Aventurière du domestique, Moyra Davey est honorée, ce mercredi, du Prix du Gouverneur général pour l’ensemble de son œuvre.

Quand elle était petite, à Montréal, Moyra Davey a, un jour, perdu le crayon que sa mère lui avait donné pour l’école. Son enseignant lui avait lancé : « Pourquoi as-tu tant de peine pour un crayon ? » Cette question a peut-être été fondamentale pour sa carrière. Si elle illustre la scolarité pénible qu’elle a vécue, elle met aussi en relief combien la jeune Moyra avait déjà un regard attendri et poétique sur les choses. Et un besoin d’introspection – elle qui vivait avec six frères et sœurs – qui la conduira très tôt à désirer devenir une artiste.

Moyra Davey est une chroniqueuse du quotidien. Une documentariste de la vie, de la sienne, de ses réflexions, de ses émois. Avec un regard qu’elle pose avec ses photos, vidéos et essais. Un regard qui embrasse cette poéticité dont parle l’auteur québécois Jean Désy. Cette manière de voir la vie avec lenteur et attention. Pour mieux en saisir la grandeur, l’urgence, la singularité.

PHOTO FOURNIE PAR LA GALERIE LEONARD & BINA ELLEN

Une image de i confess, vidéo de Moyra Davey sortie en 2019. Avec l’aimable permission de l’artiste, Greengrassi, Londres, et Galerie Buchholz, Berlin, Cologne et New York.

Le travail de Moyra Davey génère toutes sortes de réflexions sur notre consommation, notre identité, nos choix quotidiens et leurs effets. Son exposition – sa première présence au Québec depuis la dernière Biennale de Montréal, en 2016 – nous amène à saisir l’âme de cette artiste originale, célébrée aux États-Unis, et dont l’approche photographique tranche par son audace.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Un visiteur s’est arrêté devant une des séries photo de Moyra Davey.

Deux vidéos, un style

À première vue, on peut être dérangé par la signature de ses vidéos dans lesquelles elle se met en scène, débitant un texte écrit tout en marchant dans sa résidence. La forme surprend, mais on finit par être conquis par ses images et sa narration.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Un visiteur regarde une vidéo de Moyra Davey.

Dans cette exposition – trop brièvement présentée au Musée des beaux-arts du Canada, à cause de la pandémie –, deux vidéos sont à découvrir pour saisir le style de Moyra Davey. Mais attention ! Vous en aurez pour deux heures au total. La première vidéo s’intitule Fifty Minutes. Son thème est centré sur les années durant lesquelles l’artiste de 63 ans s’est rendue régulièrement voir un psy à New York. À la fin de Fifty Minutes, on se demande d’ailleurs si son activité artistique n’aura pas été plus bénéfique pour elle que ses analyses psychologiques avec le DY. « Je pense qu’à l’époque, j’étais assez immature ! », dit-elle.

Sa vidéo i confess est notre préférée. Il s’agit d’une œuvre qui s’est construite pendant trois ans comme une dérive, les éléments narratifs s’étant greffés les uns aux autres. Son travail avait débuté comme toujours par une période de lecture puis d’écriture. C’est devenu un film qui traite de la volonté de libération, un thème apparu soudainement après sa lecture du roman Another Country, de James Baldwin.

Elle évoque dans i confess le fait d’être envoûté par une lecture. Elle y traite de la lutte de Baldwin dans les années 1960 pour les droits des Noirs et de celle du Québécois Pierre Vallières, auteur de Nègres blancs d’Amérique, qu’elle avait rencontré dans les années 1970 et dont une biographie venait de sortir. « Cela a fait resurgir des souvenirs de mon passé », dit-elle. La vidéo aborde en effet l’oppression qu’elle a subie à l’école montréalaise, à la même époque. Harcèlement, intimidation, racisme.

« À l’époque, le Québec était différent, dit-elle. Les gens se battaient. Les anglophones étaient les oppresseurs. Mon père venait d’Angleterre, ma mère venait de l’Ouest. Ils ont décidé d’embrasser la culture francophone, d’apprendre le français, donc les enfants, nous sommes allés à l’école francophone. »

À l’école, c’était très dur, très strict. Et on était les seuls anglophones dans la classe.

Moyra Davey

Cela n’a jamais empêché Moyra Davey d’aimer le Québec. Et d’y revenir, adulte, dans les années 1970 (après que ses parents eurent déménagé à Ottawa) pour étudier à Concordia et même embrasser le projet indépendantiste. « Sans être très férue en politique, je trouvais que c’était légitime », dit-elle aujourd’hui.

Lors du vernissage, elle a eu un réel plaisir à retrouver un de ses professeurs de l’époque, Gabor Szilasi, qui avait soutenu son attirance pour l’approche documentaire introspective. « Je me souviens lui avoir montré plusieurs de mes photographies d’escaliers et de ruelles montréalaises. Il m’avait dit qu’on se photographie toujours soi-même. Un commentaire qui m’avait marquée. »

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

L’œuvre EM Copperheads 1-150, Galerie Buchholz est constitué de photographies macro de pièces de 1 cent américain, de ruban adhésif, de timbres postaux et d’encre.

Intérêt pour les petites choses

Dans une des salles, une série de photographies de pièces de 1 cent américain illustre l’intérêt de Moyra Davey pour l’histoire des petites choses. Des sous rouillés, rayés, avec le visage d’Abraham Lincoln effacé par l’abrasion. Des sous qu’elle a photographiés avant d’envoyer chaque photo, pliée et timbrée, à un destinataire qui la lui a rendue ensuite. Elle a construit sa série en associant les photos les unes aux autres avec du papier collant rouge. L’existence rocambolesque de pièces de cuivre se poursuivant à travers le courrier postal. Une allusion aussi à Freud et aux relations inconscientes entre argent et déjections.

  • Une des photographies de la série Subway Writers.

    PHOTO FOURNIE PAR LA GALERIE LEONARD & BINA ELLEN

    Une des photographies de la série Subway Writers.

  • Une photographie pliée de Moyra Davey envoyée à la galerie Goodwater, à Toronto.

    PHOTO FOURNIE PAR LA GALERIE LEONARD & BINA ELLEN

    Une photographie pliée de Moyra Davey envoyée à la galerie Goodwater, à Toronto.

  • Moyra Davey a documenté la disparition progressive des kiosques à journaux de New York.

    PHOTO FOURNIE PAR LA GALERIE LEONARD & BINA ELLEN

    Moyra Davey a documenté la disparition progressive des kiosques à journaux de New York.

  • Ses images d’animaux en noir et blanc dévoilent les affinités de Moyra Davey avec le photographe américain Peter Hujar.

    PHOTO FOURNIE PAR LA GALERIE LEONARD & BINA ELLEN

    Ses images d’animaux en noir et blanc dévoilent les affinités de Moyra Davey avec le photographe américain Peter Hujar.

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Déjections, rebuts, poussière. Il y a bien des allusions sur le temps qui passe, construit et détruit, dans ses œuvres. La poussière sur les objets, cette poussière ennemie de la photographie, symbole de l’entropie, du désordre inhérent à la vie. « Quelque chose qu’on ne peut pas contrôler », dit-elle. Comme cette émotion qui émane des œuvres de Moyra Davey. Cette émotion qui fait leur force, leur magnétisme, leur séduction.

Les fervents, de Moyra Davey, jusqu’au 9 avril

Consultez le site de la galerie

Neuf gagnants des prix du Gouverneur général

Le Conseil des arts du Canada dévoile, ce mercredi, les gagnantes et gagnants des Prix du Gouverneur général en arts visuels et médiatiques pour 2022. Neuf artistes canadiens reçoivent la distinction pour souligner leur carrière exceptionnelle et reconnaître leur contribution remarquable. L’artiste, enseignant et conteur de Saint-Jean-Port-Joli Pierre Bourgault reçoit, tout comme la peintre québécoise Monique Régimbald-Zeiber, le professeur et artiste de Québec Jocelyn Robert, les photographes torontois Carole Condé et Karl Beveridge, le sculpteur inuit de Plainfield, en Ontario, David Ruben Piqtoukun, et la photographe, vidéaste et auteure Moyra Davey, le prix de réalisation artistique qui souligne, pour chacun, l’ensemble de leur œuvre. Le commissaire et auteur torontois Gerald McMaster obtient, pour sa part, le prix du Gouverneur général pour contribution exceptionnelle. Le prix Saidye-Bronfman est remis à Brigitte Clavette, joaillière et orfèvre de Fredericton, au Nouveau-Brunswick.