Il engloutit des dizaines de milliards en recherche, mais n’est pas fonctionnel, reconnaissent candidement les experts interrogés. Il pourrait rendre nos vieux ordinateurs dépassés, mais ne pourrait pas gérer notre déclaration de revenus. On ne sait pas vraiment le programmer, on n’est même pas sûr qu’il fonctionnera un jour, mais les grandes entreprises rivalisent d’annonces triomphantes.

Et pourtant, non, l’ordinateur quantique en 2023 n’est pas une vaste fumisterie.

Comment est-ce possible ? Difficile pour le commun des mortels de comprendre qu’IBM puisse présenter à Bromont son superordinateur à la capacité de calcul « surmultipliée », que Google assure avoir démontré en 2019 la supériorité de l’ordinateur quantique… avec des machines qu’on n’estime pas fonctionnelles.

Avions sans pilote

Dans l’univers quantique, on n’en est pas à un paradoxe près. « Il faut d’abord définir ce qu’on entend par « fonctionnel », prévient d’emblée Alexandre Blais, directeur scientifique à l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke. Si la question est : « Est-ce que ça fonctionne, est-ce qu’il y a des gens qui l’utilisent pour faire des calculs utiles qui sont d’intérêt pour la société ? », la réponse est claire. C’est non. »

Mais il précise dans la foulée : « C’est utilisé comme outil de recherche, comme outil d’enseignement, comme outil d’apprentissage par les futurs usagers d’une machine. »

Gaël Humbert propose une analogie. « On a des avions qui volent quelques secondes, on sait qu’on va les faire voler de plus en plus loin, mais on n’a toujours pas de pilote. » Le directeur du développement des affaires à la Plateforme d’innovation numérique et quantique (PINQ⁠2), un organisme à but non lucratif mis sur pied par Québec en 2020, rit quand on lui demande ingénument si on pourrait produire notre déclaration de revenus avec un des superordinateurs quantiques dans le monde.

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Gaël Humbert, directeur du développement des affaires à la Plateforme d’innovation numérique et quantique (PINQ⁠2)

« Pourquoi devrait-il faire un rapport d’impôts ? Il y a des tâches au quotidien qui sont aujourd’hui assurées par des ordinateurs classiques. […] C’est comme demander à un avion de livrer une pinte de lait. »

En fait, renchérit Jean-François Barsoum, directeur exécutif Innovation chez IBM, on en est au point qui a marqué l’envol de l’informatique au milieu du XXsiècle. « On ne savait pas à quoi allaient servir les ordinateurs classiques. Des gens pensaient qu’il y aurait un marché mondial de cinq ordinateurs. »

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Jean-François Barsoum, directeur exécutif Innovation chez IBM

Utilité à trouver

La conception d’un ordinateur quantique se heurte en 2023 à trois difficultés principales (voir les capsules « Les obstacles »). Les plus optimistes espèrent disposer d’un ordinateur fiable d’ici trois ans, mais l’horizon le plus communément admis est d’une dizaine d’années. À titre d’exemple, IBM Quantum System One de Bromont dispose de 127 unités fondamentales de calculs appelées « qubits ». Certains scientifiques croient qu’il en faudrait un million pour qu’un ordinateur soit efficace, une évaluation qui ne fait pas l’unanimité.

Ce qui n’empêche pas les chercheurs de tenter dès maintenant de comprendre son utilité. Les pistes les plus évidentes sont les faiblesses déjà connues des ordinateurs classiques, qui sont de gigantesques supercalculateurs tentant de trouver un chemin unique vers un résultat unique. L’ordinateur quantique, lui, peut théoriquement emprunter un nombre exponentiellement plus grand de chemins pour livrer un résultat.

Des calculs qu’on croit simples sont techniquement aujourd’hui impossibles ou très difficiles à résoudre avec un ordinateur classique, aussi puissant soit-il.

Si je demande à un ordinateur classique de me trouver les deux grands nombres premiers qui, multipliés, donnent un certain résultat, ça va lui prendre beaucoup de temps. L’ordinateur quantique va le faire très rapidement.

Jean-François Barsoum, directeur exécutif Innovation chez IBM

Cette habileté à jongler avec les nombres premiers rend l’ordinateur quantique potentiellement supérieur, et de loin, pour la cryptographie.

L’autre exemple bien connu est celui dit « du voyageur de commerce ». Celui-ci doit visiter au moins une fois un certain nombre de villes dont il connaît la distance par paires. Trouver le chemin le plus court pour 20 villes prendrait pour un ordinateur classique 964 ans. Un ordinateur quantique pourrait le faire en une fraction de seconde. C’est ce qui en fait un outil nettement plus efficace dans des domaines comme l’optimisation des chaînes logistiques, du transport, des modélisations numériques pour découvrir de nouvelles molécules pharmaceutiques, explique Thierry Souche, directeur technologique chez l’entreprise française d’infonuagique OVHcloud. Tout se passe, en fait, comme si l’ordinateur quantique arrivait à reproduire avec ses qubits le comportement d’un système aux interactions complexes. « Le quantique, c’est de l’analogique, explique-t-il. Je prends un système, je l’excite, je le laisse retomber et je regarde comment il est. Il est régi par des propriétés physiques qui sont à peu près les mêmes que celles que je veux résoudre. »

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Thierry Souche, directeur technologique chez OVHcloud

Les erreurs de l’IA

Les experts consultés sont unanimes : les dernières années ont démontré que l’ordinateur quantique n’est pas une chimère et que son avènement va bouleverser la société, en combinaison avec l’informatique classique qui conservera son utilité. L’idée en 2023 est de ne pas être déculotté quand les ordinateurs quantiques seront pleinement fonctionnels. « Prenez l’exemple de la cryptographie : on ne sait pas si on va être capable de la décoder, souligne Gaël Humbert. Mais imaginez l’impact sur les entreprises si on réussit. Il faut être capable d’identifier les zones à risque, sinon ça va nous frapper de plein fouet. »

Il faut éviter de reproduire avec le quantique la situation actuelle de l’intelligence artificielle, alors que les percées en milieu universitaire peinent à être appliquées dans l’industrie, prévient Jean-François Barsoum. « L’idée est de créer un écosystème où des chercheurs travaillent avec les entreprises sur des applications. »

Qu’est-ce qu’un ordinateur quantique ?

Dans un ordinateur classique, l’information est encodée en bits, pouvant prendre les valeurs de 0 ou de 1. L’ordinateur quantique, lui, est constitué de « bits quantiques » ou qubits, dont la compréhension requiert un minimum de notions de physique quantique. Ces qubits ne prennent pas une valeur définie de 0 ou 1, ils renvoient plutôt à un ensemble de probabilités entre le 0, le 1 et les stades intermédiaires. Mathématiquement, on considère qu’ils ont toutes ces valeurs jusqu’au moment où on les mesure. C’est ce qu’on appelle la superposition. L’autre phénomène quantique appliqué est l’intrication : deux objets quantiques, quelle que soit leur distance, peuvent rester liés. La mesure de l’un permet de connaître l’état de l’autre, qui peut par exemple être le même ou opposé.

Les obstacles

Chaleur

Le qubit constituant un ordinateur quantique doit être conservé à très basse température, à quelques échelons au-dessus du zéro absolu, pour fonctionner. Or, de la chaleur est dégagée dès qu’on extrait de l’information du qubit. Ce défi apparaît titanesque quand il s’agira de coordonner des milliers, voire des millions de qubits. Aucune solution complète n’a encore été trouvée.

Erreurs

Les qubits sont très sensibles, au point où toute interférence provoque des erreurs de calcul. On estime que les ordinateurs quantiques commettent aujourd’hui 1 erreur pour 1000 opérations. Il faudrait diviser ce taux par près d’un milliard de fois. On tente actuellement de corriger ce problème en répartissant l’information sur plusieurs qubits, en réitérant les calculs ou en recourant à des ordinateurs classiques pour filtrer les erreurs.

Type

Il n’existe pas qu’un seul type de qubits, mais quatre choisis par différents laboratoires dans le monde et une demi-douzaine qui sont étudiés. On ignore lequel s’imposera. Le modèle le plus connu, utilisé par IBM et Google, est appelé « transmon », concurrencé récemment par le fluxonium. Ces deux derniers sont dits « supraconducteurs ». Certaines expériences ont par ailleurs été menées avec l’élément constitutif des ordinateurs actuels, le silicium. On utilise également le « qubit à ions piégés » excités par laser et le « qubit photonique ». Ce dernier, qui exige un grand nombre de lasers, a l’avantage de fonctionner à température ambiante.

En savoir plus
  • 35,5 milliards US
    Investissements mondiaux, publics et privés, dans les technologies quantiques en 2022, dont 1,1 milliard US au Canada
    Source : State of Quantum Computing, septembre 2022, Forum économique mondial