Imaginez que vous avez une Ferrari, mais qu’elle ne puisse rouler que sur des chemins de gravier. Ou que votre projet scolaire concocté avec vos amis excentriques devienne l’entreprise numéro un au monde.

On a beaucoup écrit sur la montée et la chute vertigineuse de BlackBerry dans les années 2000, les raisons pour lesquelles l’iPhone a tout balayé et les mauvaises décisions qui ont fait passer les parts de marché de 45 % à 0 % en quelques années. Le film BlackBerry, qui sortira sur les écrans le 12 mai prochain, offre un nouvel éclairage romancé sur deux aspects qui intéresseront les technophiles : la transformation de l’esprit de l’entreprise et le défi des réseaux cellulaires de l’époque.

PHOTO GEORGE PIMENTEL, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Matthew Johnson, réalisateur de BlackBerry et interprète de Doug Fregin, cofondateur de l’entreprise

Le film, réalisé par Matt Johnson, que La Presse a pu voir en première fin avril, commence en 1996, 12 ans après la fondation de Research In Motion par deux étudiants en génie, Mike Lazaridis et Douglas Fregin. Cette année-là, Hotmail venait de lancer son service de courriel, U.S. Robotics son Palm Pilot 1000 et RIM mettait sur le marché son Inter@ctive Pager. Cette pagette était capable d’envoyer et recevoir des messages sur l’internet au moyen d’une technologie suédoise appelée Mobitex, dont RIM était devenu le leader nord-américain.

La revanche des nerds

À cette étape, on a souvent l’image d’une organisation sérieuse et un peu ennuyeuse qui prendra le nom de son produit vedette BlackBerry en 2013, axée sur la sécurité et le service aux entreprises. C’est le premier mythe auquel s’attaque le réalisateur Matt Johnson, qui joue d’ailleurs aussi Doug Fregin. Avec son bandeau permanent, ses shorts et ses références constantes à Star Wars, Fregin a plus l’air d’un entraîneur d’aérobique extrait des années 1980 que d’un ingénieur. Lazaridis, interprété par Jay Baruchel, est le geek typique avec ses horribles lunettes démesurées, sa timidité maladive et son obsession à réparer tout appareil bourdonnant.

Les deux règnent sur un groupe d’ados plus motivés à terminer leur jeu vidéo qu’à livrer du code, et pour qui la plus grande récompense est une soirée au bureau à regarder Les aventuriers de l’arche perdue ou un des Star Wars.

Qu’ils soient coincés avec des centaines de modems commandés puis refusés par U.S. Robotics, dans une tentative de mettre RIM en faillite, ne les empêche pas de dormir.

Difficile de dire à quel point cette vision de RIM avant l’arrivée du BlackBerry en 2000 est romancée. En entrevue avec La Presse, Jay Baruchel estime à « 70-30 » la proportion entre les faits réels et inventés. Pour Baruchel, BlackBerry est une allégorie, « la défaite de l’esprit innovant d’une entreprise canadienne devant le capitalisme sans pitié venu du Sud ». C’est aussi, dans un clin d’œil à peine voilé à Star Wars, le combat pour l’âme de Mike Lazaridis entre son gentil cofondateur Doug Fregin et celui qui est décrit d’entrée de jeu comme un « requin », Jim Balsillie.

PHOTO COLE BURSTON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jim Balsillie, ancien co-PDG de Research In Motion

Dans l’histoire remaniée du film, Doug Fregin est présenté comme le seul qui est sorti à temps de l’aventure BlackBerry, ayant vendu ses actions en 2007 et étant aujourd’hui considéré comme « un des hommes les plus riches de la planète ». En fait, aucun des trois hommes ne figure en 2023 dans le classement Forbes des milliardaires.

Comme 5000 BlackBerry

L’autre aspect technologique intéressant explique pourquoi l’iPhone présenté par Apple en 2007 a suscité un engouement sans précédent. On a souvent rapporté comment l’annonce de Steve Jobs avait été accueillie avec dérision chez RIM. « Qui voudra d’un téléphone sans clavier ? », demande notamment Lazaridis-Baruchel. L’autre sujet de blague moins connu et développé par Matt Johnson était la consommation de données monstrueuse de chaque iPhone, « qui consomme autant de données que 5000 BlackBerry », note Lazaridis.

PHOTO MATT STROSHANE, ARCHIVES BLOOMBERG

Le BlackBerry Bold 9700, modèle lancé vers la fin de 2009

Peut-être plus que le marketing déployé par Apple ou le design du nouvel iPhone, c’est probablement sur ce point que BlackBerry sera dépassé. Le téléphone de RIM est né et s’est développé alors qu’une grande partie du réseau cellulaire au Canada était basé sur la 2G. Avec une capacité d’à peine 40 Kbps, augmentée par la suite à 384 Kbps, le réseau est insuffisant pour assumer les ambitions du BlackBerry.

Pendant toute la durée de son expansion, l’entreprise se bat avec les grands fournisseurs en télécommunications qui hésitent à moderniser leurs infrastructures, notamment en passant à la 3G.

Le film BlackBerry consacre quelques segments aux fameuses pannes qui affectaient régulièrement les utilisateurs, au point où il devenait téméraire de prévoir écouler des centaines de milliers de nouveaux appareils.

Apple, disposant de l’appui total d’AT&T à son lancement, sera moins ralenti par l’insuffisance des réseaux. Le deuxième modèle, l’iPhone 3G, disposera dès 2008 d’un réseau digne de ce nom, permettant des transferts jusqu’à 84 Mo par seconde. « Les gens de BlackBerry étaient audacieux et innovants, mais ils étaient en avance sur leur temps », estime Jay Baruchel. Fait cocasse, il a été un des derniers utilisateurs de ce téléphone, dont il possédait un exemplaire jusqu’en 2021. « Je l’ai perdu quand ma copine et ma mère ont comploté pour que je passe à l’iPhone », raconte-t-il en riant.

À lire dans la section Arts et être : notre entrevue avec Jay Baruchel