Radio-Canada a annoncé lundi après-midi la suppression de 600 emplois et l’abolition de 200 postes vacants, soit environ 10 % de son effectif, un nouveau coup de massue pour les médias canadiens.

Ce qu’il faut savoir

Les 800 postes que CBC/Radio-Canada prévoit abolir comptent pour 10 % de son effectif partout au Canada.

Le syndicat des employés s’attriste d’un « jour sombre » pour le diffuseur et l’accès à l’information.

La CBC et Radio-Canada seront touchées à peu près à part égal, une décision dénoncée à Québec.

C’est la présidente-directrice générale, Catherine Tait, qui en a fait l’annonce lors d’une rencontre avec les employés du diffuseur public. « Ce portrait résulte sur les dernières prévisions, a-t-elle dit. Il pourrait encore changer. » Les 600 postes qui seront supprimés touchent autant les syndiqués (85 %) que les non-syndiqués (15 %).

Des mises à pied seront faites « dans les prochaines semaines », mais la plupart auront lieu au début de l’exercice financier 2024-2025.

Il s’agit d’« un jour sombre » pour le diffuseur public et pour l’accès à l’information, a réagi le Syndicat des travailleuses et travailleurs de Radio-Canada (STTRC-CSN) dans un communiqué. « Les employés sont atterrés et inquiets », a noté le président, Pierre Tousignant, à la sortie de la rencontre.

Radio-Canada et la CBC seront contraintes d’abolir un nombre similaire de postes, c’est-à-dire environ 250, a précisé Mme Tait. Des employés ont tenté de savoir, en vain, pourquoi le diffuseur public ne tenait pas compte de la proportion du budget consacrée à la CBC (55 %) et à Radio-Canada (45 %) dans ses compressions.

Le syndicat appelle à la « clarté »

CBC/Radio-Canada fait face à des « pressions budgétaires » de 125 millions, et non de 100 millions, comme la patronne l’avait annoncé précédemment. Pour justifier les annonces de lundi, Mme Tait a invoqué en réunion des « tendances lourdes » dans l’industrie, comme l’inflation, la « concurrence féroce des géants numériques » ainsi que « la baisse des revenus de la télévision traditionnelle ».

La société d’État entend réaliser 25 millions d’économies dans les dépenses discrétionnaires – commandites, marketing, déplacements – et 40 millions dans les budgets de programmation, tant du côté anglophone que du côté francophone, « entre autres en diminuant l’acquisition de contenus et les commandes de productions indépendantes », a expliqué Mme Tait. « Ça veut dire moins de nouvelles émissions télé et web et moins d’épisodes pour certaines émissions existantes. »

Le STTRC-CSN déplore que CBC/Radio-Canada soit « incapable de répondre aux questions élémentaires concernant les postes visés, les services qui seront affectés et, plus globalement, la capacité à remplir notre mandat comme diffuseur public malgré l’ampleur des compressions appréhendées ».

Pierre Tousignant, président du syndicat, appelle la haute direction à la « clarté » et à la « transparence » au cours des prochaines semaines pour « permettre de traverser cette période difficile ».

« À vouloir être partout, CBC/Radio-Canada prend le risque de ne se retrouver nulle part, s’inquiète-t-il. Radio-Canada ne peut pas tout faire, encore moins tenter de calquer chacun de ses compétiteurs du secteur privé, sans mettre à mal sa mission fondamentale, à savoir celle d’assurer l’accès à l’information dans l’ensemble des régions du pays. […] Des priorités devront être dégagées. Et nous voulons faire partie de cette discussion. »

« Patrimoine culturel »

Pour Alain Saulnier, expert du monde médiatique et professeur honoraire à l’Université de Montréal, la décision « appauvrit davantage Radio-Canada que la CBC, qui a plus de personnel et dispose de plus de budget que Radio-Canada ».

« Radio-Canada nous appartient, renchérit-il. Elle fait partie de notre patrimoine culturel, de nos gènes, de notre patrimoine comme Franco-Canadiens, Acadiens, etc. Je suis très inquiet, préoccupé, quand Mme Tait dit vouloir appliquer la même médecine aux deux composantes. »

Selon Marc-François Bernier, professeur au département de communications de l’Université d’Ottawa, les compressions devraient éviter de toucher le secteur de l’information et viser davantage le divertissement.

C’est peut-être le moment, pour la société civile, le gouvernement, de réviser le mandat de Radio-Canada pour revenir à ses missions fondamentales d’affaires publiques, d’information, de culture.

Marc-François Bernier, professeur au département de communications de l’Université d’Ottawa

Sur la plateforme X, le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon, a déploré que Radio-Canada perde le même nombre d’emplois que la CBC. « La baisse des revenus publicitaires provient essentiellement du réseau anglophone, une baisse 4 fois plus marquée à la CBC, a-t-il écrit. On a coupé le même nombre d’employés, alors que les budgets et le nombre total d’employés de part et d’autre ne sont pas les mêmes. Dans un contexte où le français est en déclin et que l’information régionale est en crise au Québec, c’est une décision inexplicable. »

Plus tard, le ministre de la Culture et des Communications, Mathieu Lacombe, a lui aussi fait écho à ces préoccupations sur X. « C’est une bien mauvaise nouvelle pour CBC/Radio-Canada, a-t-il tweeté. Difficile de comprendre, par ailleurs, comment une antenne compétitive comme celle de Radio-Canada peut autant faire les frais du manque de performance de la CBC. J’attendrai plus de détails sur la nature des postes qui disparaîtront, mais il va de soi que mes pensées vont aux employés qui seront touchés. Ça n’augure rien de bon pour l’information locale dans nos régions. »

Réactions à Ottawa

Le leader parlementaire du Bloc québécois, Alain Therrien, a talonné la ministre du Patrimoine canadien, Pascale St-Onge, lors de la période des questions. « C’est à peu près la même nouvelle que TVA au mois de novembre, a-t-il rappelé. Ça, ça veut dire que notre culture, notre sentiment d’appartenance à notre région, la qualité de l’information vont en payer le prix. »

Il a accusé le gouvernement d’avoir prolongé le mandat de Catherine Tait pour procéder à ces compressions. Elle continuera d’occuper le poste de présidente-directrice générale jusqu’au 2 janvier 2025.

« Notre gouvernement a toujours été là pour soutenir les journalistes, oui de CBC/Radio-Canada, mais de tous les médias au pays, a répondu la ministre. C’est pour ça qu’on a introduit des programmes pour mieux les soutenir. C’est pour ça aussi qu’on a insisté pour que les géants du numérique paient leur juste part ici au Canada. »

La ministre St-Onge a annoncé la semaine dernière que Google acceptera finalement de payer 100 millions par année, indexés, aux médias dans le cadre de la Loi sur les nouvelles en ligne (C-18).

Dans sa récente mise à jour économique, le gouvernement fédéral a également bonifié le crédit d’impôt pour la main-d’œuvre journalistique de 25 à 35 % pour les quatre prochaines années. Le salaire admissible passera de 55 000 $ à 85 000 $, ce qui équivaut à un maximum de 28 750 $ par employé. Le coût de cette mesure équivaut à 129 millions sur cinq ans.

Le chef adjoint du Nouveau Parti démocratique, Alexandre Boulerice, voit dans les coupes au sein du diffuseur « une menace à la démocratie ».

Je m’inquiète pour ces travailleurs, travailleuses-là, mais je m’inquiète aussi pour la qualité de notre débat public. Si on a juste des chroniqueurs, puis il y a juste de l’opinion, je ne suis pas sûr qu’on va s’en sortir grandis comme société.

Alexandre Boulerice, chef adjoint du Nouveau Parti démocratique

Muet sur le sujet toute la journée, Pierre Poilievre a finalement réagi de façon cinglante sur le réseau social X en début de soirée en pointant du doigt le réseau anglais, mais en évitant de s’attaquer à Radio-Canada.

« La CBC dit qu’elle est encore à court d’argent et qu’elle licencie du personnel, a écrit le chef conservateur. Et ce, après avoir versé 99 millions de dollars de primes à des cadres incompétents et à des porte-parole libéraux. Je parie qu’aucun des porte-parole préférés de Trudeau ne sera licencié – ils recevront simplement d’autres primes. »

Les conservateurs veulent réduire les fonds de la CBC de 1 milliard, s’ils forment un gouvernement.

Plusieurs indices

La mesure draconienne annoncée lundi est l’aboutissement d’un automne tumultueux dans la Maison de Radio-Canada. Déjà en septembre, La Presse révélait que la direction de Radio-Canada faisait circuler le mot « compressions » lors d’une série de rencontres avec ses employés.

« Nous [leur] avons récemment indiqué que Radio-Canada fait présentement face à des pressions financières », avait confirmé le porte-parole du diffuseur public, Marc Pichette.

« Ces pressions sont attribuables en très grande partie à la baisse des revenus publicitaires et d’abonnement, l’impact de l’inflation sur les coûts d’opération et les coûts de production ainsi qu’aux économies demandées par le gouvernement fédéral aux ministères et aux sociétés d’État, dont CBC/Radio-Canada », a-t-il expliqué.

Au début du mois d’octobre, c’est le départ inattendu de Michel Bissonnette, vice-président principal des Services français de Radio-Canada, qui faisait la manchette. Cette « démission » – selon la version officielle – s’est inscrite dans un contexte tendu, non seulement après les divisions entre CBC et Radio-Canada autour de la controverse du mot commençant par un N, mais aussi à l’aube de compressions inévitables.

Deux semaines plus tard, en octobre, Radio-Canada suspendait la création de nouveaux postes, selon des informations d’abord publiées dans Le Devoir.

Puis début novembre, voilà que Mme Tait elle-même confirmait une coupe de 100 millions dans le prochain budget annuel du diffuseur public, ajoutant qu’il y aurait « des décisions difficiles à prendre. »

Dans les derniers jours, des médias, dont La Presse, avaient obtenu des informations sur les quelque 700 postes qui seraient abolis à Radio-Canada. La présidente-directrice générale s’est dite désolée « pour tous les employés » que la teneur des coupes ait percolé avant que les principaux intéressés en soient informés.

L’année 2023 aura amené des mois sombres pour les médias : en plus de la suppression de 547 postes à TVA, il faut ajouter la fermeture du quotidien Métro, la fin du papier et la perte d’emplois aux Coops de l’information ainsi que la décision de Meta, maison mère de Facebook et d’Instagram, de bloquer les médias canadiens dans la foulée du projet de loi C-18.

Avec Hugo Pilon-Larose, La Presse

Autre coup dur pour les producteurs

Pour les sociétés de production, directement visées par les compressions à Radio-Canada, cette tuile s’ajoute à la cure minceur de Bell Média l’été dernier et à la décision de Québecor, le 2 novembre, de réduire l’effectif du Groupe TVA de près du tiers. La présidente de l’Association québécoise de la production médiatique, Hélène Messier, n’est pas surprise des coupes au sein du diffuseur public, mais la situation n’en est pas moins « effrayante », dit-elle en entrevue avec La Presse. L’« effet boomerang » de ces compressions sur les producteurs est immédiat, fait-elle valoir, bien que ses premières pensées vont aux employés de Radio-Canada. Le nombre de projets de production ont diminué de 23 % par rapport à pareille date l’an dernier, selon des chiffres tout frais. « Ça affecte tout le monde dans la chaîne : les acteurs, les scénaristes, les techniciens… » Selon Mme Messier, la contribution des deux paliers de gouvernement sera nécessaire pour préserver l’écosystème, et ainsi la culture québécoise.