Si Google et Meta ne dominaient pas autant le marché, ils devraient payer entre 11,9 et 13,9 milliards US chaque année aux médias américains.

C’est du moins la conclusion de trois économistes dans une étude fouillée rendue publique le 29 octobre dernier, Paying for News. « Les plateformes et les médias créent une valeur supplémentaire quand ils travaillent ensemble, explique en entrevue avec La Presse un des auteurs, Haaris Mateen, professeur de finance à l’Université de Houston. Mais la structure du marché fait en sorte que la plus grande partie de cette valeur est capturée par les plateformes. »

Devant l’absence de données financières précises provenant de Google et de Meta, et le peu d’informations internes sur le comportement de leurs usagers, les économistes se sont notamment appuyés sur « un demi-siècle de recherches sur la théorie de la négociation ». Ils ont par ailleurs utilisé des sondages et des études pour évaluer l’importance des nouvelles auprès des utilisateurs de ces plateformes.

Selon des estimations présentées comme « prudentes », Facebook devrait 1,9 milliard US par année aux médias. Quant à Google, les estimations vont de 10 à 12 milliards US.

Blocus et revenus

L’étude de 44 pages signée par les économistes Patrick Holder et Haris Tabakovic, de la firme The Brattle Group, et par M. Mateen a été révisée par des pairs, mais n’a pas encore été publiée dans une revue scientifique. L’experte et journaliste en affaires publiques Anya Schiffrin, de l’Université Columbia, est également un des auteurs.

D’entrée de jeu, les auteurs précisent que le manque de données sur ce sujet limite leur analyse. Par exemple, Facebook n’a livré aucune statistique depuis la disparition des nouvelles sur sa plateforme canadienne en 2023, pour protester contre la loi C-18.

On connaît toutefois les revenus des géants du web, des entreprises cotées en Bourse. Et certains sondages ont permis d’établir l’importance des nouvelles pour les utilisateurs de leurs plateformes. Ainsi, un sondage en 2023 a établi que 29 % des abonnés de Facebook utilisaient la plateforme pour partager des nouvelles produites par des médias.

On a de plus utilisé les données empiriques d’une étude suisse publiée début 2023, montrant notamment que 70 % des utilisateurs de Google préféraient la version avec nouvelles.

Lisez notre article « Des nouvelles qui valent de l’or sur Google »

« Les nouvelles sont une part essentielle de l’expérience sur un réseau social et une source d’informations utiles désirée par les audiences », concluent les auteurs américains.

En 2022, Meta a eu des revenus de 114 milliards US, essentiellement par la publicité, dont 53 milliards US aux États-Unis et au Canada. Les auteurs estiment par ailleurs que 13,2 % du temps passé sur Facebook était lié à une interaction avec du contenu provenant des médias. Ils en arrivent à la conclusion que 3,8 milliards US en revenus publicitaires proviennent des médias. En appliquant « la norme de l’industrie d’un partage à 50-50 des revenus », on en arrive à une part de 1,9 milliard qui devrait être reversée aux médias.

Pour Google, l’exercice est semblable, avec des revenus publicitaires de 56 milliards aux États-Unis en 2022. Se basant sur des recherches précédentes, notamment une étude suisse publiée début 2023, les auteurs assument « de façon prudente » à 50 % la proportion de recherches liées aux nouvelles. En raffinant le calcul, on estime que les revenus de Google liés aux nouvelles seraient de 21 milliards US. Les médias pourraient donc légitimement en réclamer 50 %, soit 10,5 milliards.

Ententes « au rabais »

Les auteurs dressent par ailleurs un rapide portrait des ententes signées entre Google et Facebook, d’une part, et les médias, d’autre part. « Les montants présentement payés sont de très loin inférieurs à nos estimations de ce que serait un partage équitable », notent les auteurs de l’étude.

« Ça prend des lois, estime le professeur Mateen. Les plateformes ont un trop grand pouvoir dans les négociations. Pourquoi voudraient-elles partager leurs revenus ? »

Il n’a pas été possible d’obtenir les réactions de Meta à cette étude. Du côté de Google, on estime que « cette étude est basée sur des hypothèses erronées, des données démystifiées et des erreurs fondamentales, à l’appui d’une conclusion biaisée ».

« En réalité, moins de 2 % de toutes les recherches sont liées à l’actualité et Google ne diffuse pas de publicité et ne gagne pas d’argent sur la grande majorité des nouvelles », a commenté par courriel un porte-parole.

Cette proportion de 2 % « ne semble pas très crédible », rétorque le professeur Mateen. « Disons qu’ils ont une définition très restreinte. Comment puis-je répondre à ça, quand leurs chiffres ne sont pas publics ? Demandez autour de vous, vous avez vraiment l’impression que seulement 2 % des recherches concernent les nouvelles ? Nous, nos conclusions sont très robustes et notre méthode, transparente. »

Pour Jean-Hugues Roy, professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, la partie de l’étude concernant Meta et sa redevance de 1,9 milliard US aux médias « apparaît juste ». « Ça correspondrait à environ 200 millions au Canada, c’est pas mal l’estimation à laquelle j’étais arrivé, et qui ressemble à celle du Directeur parlementaire du budget. »

Il se montre toutefois plus circonspect devant les conclusions concernant la somme d’au moins 10 milliards US aux États-Unis, soit près de 1,4 milliard au Canada, près du triple des estimations les plus généreuses jusqu’à maintenant. « Le montant est tellement énorme. J’aimerais beaucoup croire à leur méthodologie, mais j’ai peur que ce soit tellement gros que ce soit balayé sous le tapis. »

Quoi qu’il en soit, l’étude des trois économistes américains montre qu’il manque de données fiables dans ce dossier, estime-t-il. « Il faudrait se donner des outils pour mieux évaluer la valeur de l’information. En Australie, une commission parlementaire étudie les plateformes numériques, et elles sont obligées de fournir leur chiffre d’affaires australien. On n’a même pas cette information-là au Canada. »

Lisez le rapport intégral Paying for News (en anglais)