Dans L’argent et le bonheur, notre journaliste Nicolas Bérubé offre chaque dimanche ses réflexions sur l’enrichissement. Ses textes sont envoyés en infolettre le lendemain.

Il y a parfois des articles qui semblent rédigés sur mesure pour faire réagir les gens qui écrivent sur les finances personnelles.

Comme celui-ci, l’autre jour, sur le site 24heures : « Le budget d’Alexandre, un homme de 36 ans qui refuse d’épargner pour la retraite »⁠1.

Bon. Un millénial qui se la joue yolo (you only live once). Rien d’inédit, mais ça a valu un clic de ma part.

L’article révèle comment Alexandre, vidéaste à son compte, vit au gré de ses envies et de ses humeurs.

Il touche actuellement de très bons revenus (8000 $ par mois après impôt), en dépense plus ou moins la moitié, et laisse dormir l’autre moitié dans un compte à la banque.

L’argent qui s’accumule sert à un projet à court terme, comme une expérience ou un voyage.

Je pourrais reprendre ici le détail des dépenses d’Alexandre, et dire comment il pourrait les optimiser sans diminuer sa qualité de vie, mais je ne le ferai pas.

Notre vidéaste a quelque chose de bien plus urgent à régler que le prix de son épicerie (près de 600 $ par mois pour une personne seule – on vit à trois avec un montant semblable).

On change avec l’âge

Le problème est sa philosophie de se dire que passé l’âge de 65 ans, il va tout simplement continuer à travailler.

« J’aime travailler, et j’ai la chance de faire un travail qui est aussi une de mes passions. Quand je regarde des acteurs qui ont 75 ans… je veux être cette personne qui continue d’avoir du fun et des passions. Même si mon désir d’être un snowbird est réel, je ne me vois pas juste rien faire, même si je sais que ça peut changer. »

L’erreur ici est en fait très courante : c’est de croire que nous serons la même personne à 75 ans qu’à 36 ans, mais avec seulement quelques rides en plus.

De penser que dans les quatre décennies d’intervalle, nos genoux ne se mettront pas à produire des éclairs de douleur. Que notre dos sera toujours souple et coopératif. Que notre niveau d’énergie sera toujours aussi élevé.

Que des choses comme vivre une dépression, être blessé dans un accident ou être incapable de travailler pour mille et une raisons affectera les autres, mais pas nous.

Aussi, que sur le plan professionnel, notre intérêt n’aura pas changé en 40 ans. Que nous ne nous découvrirons pas une passion pour la voile, le massage, le yoga, le voyage, l’écriture, la photographie, le bénévolat, la flûte à bec… Bref, pour plein de façons valides d’occuper notre temps limité sur cette planète.

Se donner la possibilité de refuser

Je conçois parfaitement que, pour de nombreuses personnes, « investir pour l’avenir » n’est pas excitant. Surtout quand tout va bien au travail et qu’on paie chaque facture à temps sans stress.

Une autre façon de voir l’investissement, c’est qu’il développe notre pouvoir de dire non.

C’est subjectif. Mais j’estime qu’une personne qui travaille depuis des décennies a gagné le droit de dire non. Non à un horaire désagréable. Non à des projets ennuyants ou répétitifs. Non au travail pour un client déplaisant. Non à l’obligation d’assister à des réunions qui n’en finissent plus, etc.

Mais la personne qui vit d’une paie à l’autre n’a souvent pas le pouvoir de dire non.

Un contrat disponible est mal payé ? On se fait offrir de travailler sur un projet plate ? On peut se sentir obligé de dire oui, tout simplement pour ne pas laisser passer un revenu.

À 30 ans, c’est normal. Mais à 75 ans ?

Tout à coup, notre « passion » pour notre travail devient bien relative…

La personne qui a épargné et investi durant sa carrière a diversifié ses sources de revenus. Avec le temps, son revenu de travail deviendra secondaire : ses investissements pourront prendre le relais au besoin.

Renoncer à cette diversification, c’est miser sur l’idée que nous allons louer nos heures pour payer nos factures jusqu’au jour de notre mort.

Peut-être que ce sera le cas. Mais c’est un pari. On met littéralement notre vie en jeu en le faisant.

Gérer son temps

L’un des plus grands générateurs de bonheur est d’avoir la possibilité de gérer notre temps comme on l’entend, écrit l’auteur financier Morgan Housel.

« La possibilité de faire ce que l’on veut, quand on le veut, avec qui l’on veut, aussi longtemps que l’on veut, n’a pas de prix. C’est le dividende le plus élevé que l’argent puisse offrir. »

Ça me fait penser à un message que j’ai reçu l’an dernier d’un médecin spécialiste avec un gros train de vie, très endetté, qui venait de dépenser 50 000 $ pour un voyage en Europe en famille. Il m’écrivait :

« Les médecins ont en général une vocation, et ne rêvent pas tant que ça à la retraite. J’ai un collègue de 80 ans, très riche, qui arrive en souriant tous les jours au bureau, et qui est encore passionné ! […] S’il me manque des fonds à 85 ans, je souhaite que mes enfants puissent me dépanner, et me rappeler à quel point ils ont eu de superbes moments en famille… »

Ouf.

Peut-être que je manque d’imagination. Mais une personne qui gagne bien sa vie a le devoir d’assurer son propre avenir financier avant de se mettre à vivre comme Jeff Bezos.

Remettre sa sécurité financière entre les mains de ses enfants (qui auront eux-mêmes leur propre famille à faire vivre), c’est s’assurer des moments difficiles après une carrière qui aurait facilement pu éliminer tout tracas d’argent pour les dernières décennies de sa vie.

Ce médecin m’a réécrit quelque mois plus tard. Il travaillait à payer ses dettes. « Je cherche aussi à mieux éduquer mes enfants en matière de finance », a-t-il écrit.

Tout ça est un long processus, et je lui ai souhaité bonne chance.

Pour résumer : travailler par choix à 75 ans : succès.

Travailler par obligation à 75 ans : échec.

Investissons en conséquence.

1. Lisez l’article du 24 heures « Le budget d’Alexandre, un homme de 36 ans qui refuse d’épargner pour la retraite »