Un commerçant avec qui vous faisiez affaire fait faillite, ferme ses portes, est vendu, fusionne et rouvre sous un nouveau nom ? Faire valoir vos droits comme consommateur dans de tels cas peut être un véritable calvaire. Un couple de Montréal a découvert que les clients sont bien mal protégés contre les commerces fautifs. Isabelle Ducas raconte leur chemin de croix.

DES BIENS DISPARUS, MAIS PAS DE RESPONSABLES

Après un long séjour à l'étranger, un couple de Montréal a vécu un brutal retour au bercail : tous ses biens se sont volatilisés de l'entrepôt où ils devaient être gardés. L'entreprise Déménagement Montréal Express, responsable de l'entreposage, a refusé de le dédommager, tout comme son assureur.

Pour tenter d'obtenir justice, Jean-François Labadie et sa conjointe Johanne Malanfant doivent se dépêtrer, depuis plus d'un an, dans un incroyable imbroglio : des entreprises se sont transféré leur contrat sans les prévenir, se sont scindées, ont fusionné et ont fait faillite, échappant ainsi à leurs responsabilités.

Pour couronner le tout, M. Labadie a été victime de vol d'identité : des fraudeurs ont vraisemblablement utilisé ses documents personnels, entreposés avec ses biens disparus, pour obtenir des cartes de crédit à son nom.

« Comme consommateurs, on a l'impression de faire rire de nous, dénonce-t-il. On se sent impuissants face à ces entreprises. »

L'envoi d'une mise en demeure par l'intermédiaire d'une avocate et le dépôt de recours au tribunal des petites créances leur ont coûté 700 $ jusqu'à maintenant, sans compter les heures consacrées aux procédures.

Passeport pour le pétrin

NOVEMBRE 2008

Jean-François Labadie et Johanne Malanfant partent travailler en Haïti.

Ils signent un contrat d'entreposage avec Groupe CDP. Les factures sont payées chaque mois par l'Université de Montréal, employeur de M. Labadie.

HIVER 2011

Le contrat est transféré à Montréal Express, sans l'accord du client.

CDP, appartenant à Pierre-Paul Dufour, de Québec, vend sa division montréalaise à Montréal Express, dirigé à ce moment par ses anciens associés Marc Rodrigue et Roger Monette.

MAI 2011

CDP se place sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC).

Il propose à ses créanciers de rembourser seulement une fraction de ses dettes.

JUIN 2013

Montréal Express se place sous la protection de la LACC.

Il fait aussi une proposition à ses créanciers.

AOÛT 2013

Montréal Express constate la disparition des biens du couple Labadie-Malanfant.

Personne n'est prévenu, mais l'entreprise cesse de facturer l'université.

AVRIL 2014

Les Labadie-Malanfant reviennent d'Haïti.

Ils constatent que l'entreposage de leurs biens est maintenant géré par Montréal Express, qui ne peut les retracer, et qui refuse de les dédommager. Ils portent plainte pour vol à la police. « On a perdu des meubles, nos vêtements d'hiver et autres, ainsi que tous nos papiers personnels (documents légaux, albums photo, etc.), déplore M. Labadie. Des choses ayant une valeur inestimable. »

MAI 2014

L'assureur refuse de les indemniser.

ING-Assurances, maintenant Intact, estime qu'il s'agit d'une «disparition inexpliquée», provoquée par la négligence de l'entreprise, et que la réclamation de Montréal Express n'est pas recevable. «On a cru comprendre qu'un vol a peut-être été commis par un employé, mais on n'a rien pu apprendre de plus de la part de l'entreprise», dit Jean-François Labadie.

JUIN 2014

CDP est fusionné avec Déménagement et transport Dolbec, aussi dirigé par Pierre-Paul Dufour.

Dolbec refuse d'assumer la responsabilité de la disparition. « CDP a vendu ses actifs à Montréal Express, ce sont eux les responsables, affirme M. Dufour. Quand j'ai vendu, les biens étaient toujours là. »

AUTOMNE 2014

Mises en demeure

Après l'échec de ses démarches auprès de Montréal Express et CDP, M. Labadie envoie deux mises en demeure, restées sans réponse.

FÉVRIER 2015

Poursuite au tribunal des petites créances

CDP et Montréal Express sont visés.

MAI 2015

Montréal Express se place sous la protection de la LACC.

L'entreprise propose, à nouveau, à ses créanciers de ne rembourser qu'une partie de ses dettes.

SEPTEMBRE 2015

Faillite de Montréal Express

Les créanciers refusent sa proposition. La poursuite de M. Labadie aux petites créances ne peut aller de l'avant. Pourtant, le déménageur a toujours pignon sur rue, avec un site web et un numéro de téléphone. Il se présente même comme « la plus grande entreprise de déménagement résidentiel et commercial à Montréal ». L'entreprise est enregistrée au nom d'un nouveau propriétaire, sous un nouveau numéro, au registre des entreprises du Québec. Mais Marc Rodrigue y travaille toujours. M. Rodrigue a refusé de répondre à nos questions sur le sort des possessions de Jean-François Labadie. « On a subi une couple de déménagements et les biens ont été égarés », s'est-il contenté de dire, avant de blâmer le client qui veut, selon lui, « brasser de la merde ».

OCTOBRE 2015

Une agence de recouvrement réclame à Jean-François Labadie des sommes impayées sur une carte de crédit.

Un fraudeur ayant son numéro d'assurance sociale, sa date de naissance et son historique d'emploi a obtenu une carte de crédit à son nom et fait des achats pour près de 5000 $. Il n'aura pas à payer cette somme. La perte est assumée par l'émetteur de la carte. Mais il a dû placer une alerte à son dossier de crédit, pour être informé de toute nouvelle demande d'emprunt.

NOVEMBRE 2015

Nouvelle poursuite aux petites créances, contre CDP et Intact

Les procédures judiciaires peuvent prendre plusieurs mois.

LES CONSOMMATEURS LAISSÉS POUR COMPTE

Jean-François Labadie et Johanne Malanfant vivent un cauchemar comme consommateurs, face à des entreprises qui semblent tirer profit des lois pour se défiler et éviter d'assumer leurs responsabilités. À l'Office de protection des consommateurs, on reconnaît que « les consommateurs sont parfois sans recours », avoue son porte-parole, Charles Tanguay. Voici certains éléments qui ont contribué aux déboires du couple.

TRANSFERT DE LEUR CONTRAT

Pierre-Paul Dufour, PDG de Déménagement et transport Dolbec, qui a absorbé CDP en 2014, soutient n'avoir aucune responsabilité face au client, qui n'a pourtant jamais donné son accord au transfert de son contrat, au moment de la vente d'actifs à Montréal Express.

C'est faux, selon la spécialiste en droit de la consommation Michelle Cumyn, professeure à l'Université Laval. « La cession du contrat ne prive pas le consommateur de son recours contre l'entreprise avec laquelle il a signé au départ, explique Mme Cumyn. Même s'il a payé Montréal Express pour ses services, ça ne signifie pas qu'il a accepté le changement. »

« PERTE » DE LEURS BIENS

Le contrat avec CDP indique que « l'entreposeur est responsable de la perte ou des dommages aux biens qu'on lui demande d'entreposer seulement dans le cas d'une faute intentionnelle ou lourde de sa part ».

Cette clause n'exonère pas CDP, selon Michelle Cumyn. « Perdre des biens est clairement une faute lourde. De plus, de telles clauses de non-responsabilité sont souvent qualifiées d'abusives par les tribunaux. L'entreprise tente d'échapper à sa responsabilité la plus importante en vertu du contrat, qui est de remettre les biens au consommateur en bon état. »

L'ASSURANCE QUI N'ASSURE PAS

Groupe CDP et Montréal Express détenaient une assurance responsabilité. Pourquoi l'assureur a-t-il refusé d'indemniser M. Labadie ?

C'est que le contrat d'assurances ne couvrait pas les biens confiés par les clients de l'entreprise. « Le contrat ne concernait que le bâtiment et les biens de notre assuré », affirme Alexandre Royer, porte-parole d'Intact.

Pourtant, l'entreposeur disait détenir une assurance responsabilité légale d'entreposage.

« Si l'entreprise a laissé croire ça aux clients alors que ce n'était pas le cas, c'est déplorable », dit M. Royer.

L'assureur s'est cependant dit « sensible » aux déboires de M. Labadie. « On va donc réanalyser le dossier pour voir si on ne pourrait pas trouver une façon d'appliquer une couverture. »

CDP : PROPOSITION AUX CRÉANCIERS

CDP s'est servi de la loi sur les faillites en 2011 pour rembourser seulement une fraction de ses dettes - l'entreprise avait des actifs de 1,7 million et un passif de 10 millions.

« À cause de la proposition aux créanciers, CDP a été libéré de toutes ses obligations », se défend son PDG, Pierre-Paul Dufour.

Jacques Deslauriers, spécialiste du droit des faillites et professeur à l'Université Laval, n'est pas du même avis. « Le contrat indique que l'entreprise est dépositaire des biens qu'on lui confie. La proposition aux créanciers ne la libère pas de son obligation de remettre les biens au client. »

MONTRÉAL EXPRESS : FAILLITE

« On ne peut poursuivre une entreprise en faillite. Un créancier non garanti passe après les créanciers garantis », explique le syndic Brian Fiset, qui s'est occupé de la faillite de Montréal Express.

Pas de recours possible, donc, pour un consommateur ayant un litige avec un commerçant qui fait faillite.

Les dettes de Montréal Express totalisaient 3,8 millions, pour des actifs de 524 000 $.

Parmi les créanciers garantis, qui seront remboursés en premier avec ce qui reste d'actifs : Investissement Québec, pour 671 000 $, et la Banque Laurentienne, pour 147 000 $. La liste des créanciers non garantis comprend Revenu Québec (127 000 $), une firme immobilière appartenant au promoteur Vincent Chiara (323 000 $), diverses entreprises de transport, cabinets d'avocats, conseillers en gestion, etc.

PROTECTION LIMITÉE

Dans certains secteurs où les problèmes sont répandus, des mécanismes protègent les consommateurs en cas de faillite, comme dans le domaine du voyage (Fonds d'indemnisation des clients des agents de voyage) et de la construction résidentielle (Plan de garantie des bâtiments résidentiels). Mais ailleurs, le consommateur risque de se retrouver le bec à l'eau.

LE VOL D'IDENTITÉ

Dès qu'on se fait voler des documents pouvant servir à usurper notre identité, il faut avertir les agences d'évaluation de crédit comme Equifax et Transunion. « On sera alerté dès qu'une demande de crédit est faite à notre nom », explique le sergent Laurent Gingras, du Service de police de la Ville de Montréal.

« Les victimes s'en rendent compte plusieurs mois après que les fraudeurs ont demandé une carte à leur nom. Le problème, c'est que les crimes de moins de 5000 $ sont prescrits après six mois, donc on ne peut plus poursuivre les fraudeurs. »

Les informations reçues des institutions financières permettent parfois de démasquer des réseaux d'arnaqueurs. La police pourrait tenter d'élucider la disparition des biens de M. Labadie grâce aux renseignements recueillis sur les fraudeurs, indique le sergent Gingras, sans confirmer qu'une telle enquête sera faite.