Les 25 à 44 ans changent d’emploi en moyenne tous les 5,5 ans. Ça n’a pas toujours été ainsi. Mais la dernière génération à avoir consacré sa vie entière à une seule entreprise aura bientôt quitté le marché du travail pour de bon. La Presse a fait le tour du Québec pour rencontrer ces travailleurs qui éprouvent encore du plaisir au boulot.

En 1967, à l’âge de 9 ans, Jean Gamache effectuait avec son père laitier ses premières « runs de lait » à Québec, « des bouteilles de lait à 22 ou 24 cents la pinte ». En décembre prochain, après 49 ans de bons et loyaux services, M. Gamache prendra sa retraite de l’usine Agropur de Québec. La Presse a rencontré cet énergique et jovial sexagénaire qui se décrit en riant comme « une queue de veau ».

Né en 1958, M. Gamache a connu l’époque des laitiers qui faisaient le tour tous les matins des maisons du quartier, récupérant les bouteilles de verre vides, dans lesquelles on avait laissé quelques pièces de monnaie, et les remplaçant par d’autres, remplies de lait. « L’hiver, la monnaie était gelée dans le fond : les gens rinçaient leur bouteille, mais elle n’était pas sèche, raconte-t-il. On mettait un cap de carton sur les bouteilles de lait. Si elle restait là trop longtemps, l’hiver, ça gelait, le cap levait. »

À 12 ans, il profitait de ses moments libres pour aider un autre laitier qui desservait Beauport. L’oisiveté, manifestement, n’était pas son fort. « Moi, je pouvais bouger ! J’ai tout le temps été un peu paquet de nerfs, convient-il. Dès que j’avais un congé de l’école, j’appelais le gars et je m’en allais avec lui. Le samedi, j’étais tout le temps là, les vacances, les Fêtes, l’été, à Pâques. »

De Laval à Agropur

Sa carrière officielle a commencé en 1974 quand il a été embauché l’été par la Laiterie Laval, qui avait un établissement sur la 4Avenue à Limoilou. Il a même conservé son premier talon de chèque de paye daté du 6 juillet 1974, d’un montant net de 79,50 $ pour 41 heures de travail, qu’il montre fièrement au photographe de La Presse.

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Le premier talon de chèque de paye de Jean Gamache daté du 6 juillet 1974, d’un montant net de 79,50 $ pour 41 heures de travail

Acquise par Agropur en 1977 en même temps que la Laiterie Cité, l’usine verra ses activités déplacées à l’ancienne usine d’embouteillage de Coca-Cola en 1984. Malgré le climat d’incertitude et les menaces de compressions, Jean Gamache a conservé son emploi.

Quand on est arrivé ici, c’était l’enfer. T’avais 130 agents laitiers qui chargeaient ici la nuit, 130 agents à sortir avant 7-8 h le matin. On était censés être 45, on était censés perdre plein de postes, mais pour plein de tâches, il fallait être deux si tu voulais que ça sorte. En fin de compte, j’ai continué à travailler. Depuis ce temps-là, je n’ai jamais manqué de temps, partout à la production.

Jean Gamache

Ce qui tombait bien, puisque quelques années plus tôt, en 1981, M. Gamache avait épousé Ginette, une fille de Québec, avec qui il aura deux filles. Il a acquis sa maison du quartier Vanier en novembre 1984 pour 51 500 $ et obtenu une hypothèque malgré les risques de licenciement. Il l’occupe toujours.

Blessure inattendue

Il serait plus court de résumer ce que ce travailleur n’a pas fait dans l’usine Agropur. Ici, le lait arrive cru dans des citernes et passe à travers toutes les étapes de transformation avant de ressortir en berlingots, sacs et cartons de lait Québon et Natrel, de beurre et de crème glacée. « La seule affaire que je n’ai pas faite, c’est le laboratoire et la pasteurisation. À peu près toutes les jobs sur le plancher, je les ai faites. »

Le travail, même s’il s’est automatisé avec les années, demeure très physique. S’est-il blessé, en garde-t-il aujourd’hui des séquelles ? Il répond par une anecdote très drôle.

« J’ai été longtemps 5 pi 6, 120 lb, une queue de veau. J’avais une vingtaine d’années, on avait une chaîne au sol pour les caisses vides. Je sautais par-dessus la chaîne, je ne passais pas où il y avait un bras et tout ça. Le boss me disait tout le temps : “Jean, arrête de sauter, regarde, t’as une belle place pour ça, tu vas te blesser !” »

Le jeune Jean finit par obtempérer. Il aura droit à son premier accident de travail notable. « Crisse, le premier coup que je me suis blessé, c’est quand je suis passé là ! Je suis arrivé d’un bord, le plancher était mouillé, j’ai glissé, je me suis reviré le pied, j’ai été une semaine en béquilles ! Quand j’ai vu le boss, j’ai dit : “Astheure, je vais continuer à sauter par-dessus.” »

Si les tâches n’ont pas tellement changé, il regrette quelque peu l’ambiance de l’époque.

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Jean Gamache

Je trouve que le monde travaillait plus en équipe dans le temps. Astheure, c’est plus… je trouve, plus chacun pour soi. Avec la technologie, les téléphones et tout ça, ils sont tous plus un peu dans leur petit coin, leurs petites affaires. Ils vont aller manger, ils vont aller pitonner, ils vont texter à quelqu’un.

Jean Gamache

Fan de crème glacée

Pendant l’entrevue, un des représentants d’Agropur a l’idée géniale de lui poser la vraie question, celle qui ne nous était pas venue à l’esprit : après 56 ans dans le domaine, aime-t-il encore le lait ? Oh que oui ! « Si j’étais allergique au lait, je ne m’en suis pas aperçu ! Je suis allé chez le médecin, il y a deux ans, je commençais à faire un peu de cholestérol. Quand elle m’a dit ça, j’ai dit : “Tabaraouette, j’en fais juste un peu ! Je suis ben content !” »

Il raconte que dans une des laiteries à ses débuts, il s’empiffrait de la crème glacée molle qui continuait à couler après le remplissage.

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Jean Gamache

On prenait un couvert de deux litres plastique, on se mettait une grosse motte et on descendait en bas, à la cantine et on mangeait ça. Ça, pis du fromage.

Jean Gamache

Considère-t-il qu’Agropur a été un bon employeur pour lui ? Il n’hésite pas à encenser l’entreprise, d’abord pour « le très bon salaire ». Mais il y a plus. « J’ai vu des gars qui avaient des problèmes, d’alcool ou n’importe quoi. Les boss les rencontraient, ils les ont envoyés se faire traiter avant de les mettre dehors. Même que nous autres, on disait des fois : “Hey, c’est assez, me semble…” J’en ai vu, j’ai été chef d’équipe. On les aurait mis dehors ben avant ça. »

Au jour le jour

M. Gamache ne sait pas trop ce qui l’attend durant sa retraite, qu’il voit, on ne s’en étonnera pas, comme active. « Ce matin-là je me lève, et c’est là que je décide. […] J’aimerais faire ça pendant deux ans : je me lève le matin, hop, ça me tente d’aller faire du ski de fond, du vélo, peu importe. » Il renouera peut-être avec son passe-temps des années 1980, la sculpture sur bois. « Quand je me suis marié, les premières années, j’avais commencé ça, j’ai gardé tous mes couteaux. J’étais un lève-tôt, je descendais dans la cave, je gossais. N’importe quoi : une tête de cheval pour mettre des écouteurs dans le salon, une rose à ma femme sur son coffre de bijoux, une tête de Winnie l’ourson pour ma petite fille, une tête de lion aussi. »