Quand 11 500 scénaristes de cinéma et de télé ont débrayé le 2 mai aux États-Unis, ils ont dénoncé la détérioration des conditions de travail, les salaires injustes et la menace que fait peser l’intelligence artificielle sur leur gagne-pain.

Mais une de leurs revendications a retenu l’attention : en quête d’un minimum de stabilité, les scénaristes hollywoodiens veulent que les studios les engagent à la semaine. Ils rejettent le cadre que veulent imposer les studios, des piges à la journée. Bref, ils refusent l’ubérisation de leur métier.

« Les studios veulent nous payer un jour par semaine comme si on était des chauffeurs Uber », dit l’acteurAdam Conover. David Simon, créateur de la série The Wire, affirme que le métier de scénariste a basculé dans « une impitoyable économie de la débrouille ». Selon Lisa Takeuchi Cullen, qui a écrit et produit Law and Order : SVU, « on se bat pour que l’écriture soit une carrière, pas de la misère ».

PHOTO FREDERIC J. BROWN, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des scénaristes sur un piquet de grève devant les studios de Netflix à Hollywood, le 2 mai 2023

« À l’avenir, les scénaristes pourraient être embauchés à la journée pour travailler sur une série en cours », dit Mme Takeuchi Cullen. Les scénaristes sont déjà travailleurs autonomes, mais travailler sur appel les priverait de toute sécurité, les exposant à l’impossibilité de planifier leurs finances et de payer leur loyer. « Désormais, les scénaristes de télé iraient d’un petit contrat à l’autre, essayant de grappiller un revenu annuel. »

Pour eux, contrat quotidien rime avec précarité. C’est aussi l’avis des élus de l’État du Minnesota, qui ont adopté ce mois-ci une loi garantissant un salaire minimum aux chauffeurs d’Uber et de Lyft. Une façon de conférer un peu de sécurité à ce métier précaire. Mais le gouverneur Tim Walz, du Parti démocrate, a mis son veto jeudi, ce qui montre à quel point protéger la main-d’œuvre sur appel est difficile.

Gig economy

La grève des scénaristes remet sous la loupe le travail autonome de courte durée, où on travaille pour de multiples entreprises ou pour soi-même, souvent avec des horaires irréguliers. C’est un vieux concept : c’est comme les musiciens, qui donnent des concerts. Artistes et créateurs de toutes sortes vivent selon les mêmes aléas pour vendre leurs œuvres. D’ailleurs, l’expression américaine pour décrire la précarisation du travail est gig economy (gig veut dire « concert », dans le monde du spectacle).

« Travail autonome est devenu un gros mot. Il y a dix ans, ça évoquait encore la possibilité de s’affranchir du 9 à 5 », dit Louis Hyman, auteur de Temp (comme dans « employé temporaire »), un livre sur la gig economy et la précarisation du travail aux États-Unis.

Avant, ça représentait la possibilité de la liberté. Aujourd’hui, c’est la certitude de l’insécurité.

Louis Hyman, auteur de Temp, un livre sur la précarisation du travail aux États-Unis

On ne connaît pas l’ampleur du travail de courte durée aux États-Unis, entre autres parce qu’il a tellement de variations. Les données fédérales et des études universitaires suggèrent que de 10 à 15 % des travailleurs américains vivent d’un travail « alternatif ». Mais selon certains chiffres, un tiers des travailleurs américains tirent occasionnellement un revenu supplémentaire de ce type de travail.

IMAGE TIRÉE DU SITE DE LOUIS HYMAN

Le livre de Louis Hyman, Temp, comme dans « employé temporaire », qui étudie la précarisation du travail aux États-Unis

Les chauffeurs d’Uber, Lyft, DoorDash, entre autres, ne représentent qu’un petit pourcentage de cette main-d’œuvre, mais leurs réalités – revenus en baisse, dépenses en hausse, travail plus dangereux – ont des échos dans tous les métiers frappés par la précarisation.

Faux indépendants, vrais employés ?

Des conflits entre syndicats et entreprises ont éclaté dans tout le pays au sujet du statut des chauffeurs. Les syndicalistes dénoncent que les plateformes considèrent leurs chauffeurs comme des entrepreneurs indépendants. Cela les prive des protections du droit du travail et des avantages sociaux et, en plus, on ne leur permet pas d’agir de manière totalement autonome. Les entreprises rétorquent que les chauffeurs préfèrent la flexibilité de ce statut et qu’elles ont fait des ajustements qui offrent quelques avantages sociaux sans sacrifier cette flexibilité.

Certains chauffeurs disent que leurs salaires ont baissé. Quand Eid Ali a pris la route pour Uber et Lyft, au Minnesota, il y a dix ans, il gagnait jusqu’à 400 $ par semaine en conduisant à temps complet. Ces dernières années, c’est plutôt 100 ou 150 $, avant dépenses, pour le même nombre d’heures.

Pour lui et ses collègues, « la prise de conscience a pris du temps », dit M. Ali. Au début, ils étaient ravis du salaire décent et de la flexibilité du travail autonome. Aujourd’hui, ils sont plus enclins à déconseiller ce travail.

On parlait en bien du travail autonome : "On gagne assez d’argent pour nourrir nos familles, c’est flexible, on fait notre horaire". Plus maintenant. C’est fini.

Eid Ali, chauffeur Uber et Lyft

M. Ali, qui préside l’Association des chauffeurs Uber/Lyft du Minnesota, a milité pour le projet de loi sur le travail autonome dans cet État.

D’autres chauffeurs n’ont pas déchanté et ce travail est encore populaire comme revenu d’appoint. Une coalition appelée Protect App-Based Drivers and Services, financée par les entreprises, affirme que les revenus des chauffeurs sont en hausse. Selon elle, il y a du progrès. Par exemple, la loi californienne qui empêche les chauffeurs d’être considérés comme des employés, mais leur accorde un salaire minimum et certains avantages.

PHOTO HILARY SWIFT, THE NEW YORK TIMES

Un voyageur monte à bord d’une voiture Uber à l’aéroport John F. Kennedy de New York. Pour bien des gens, le travail autonome est devenu synonyme de précarité.

« Plus de 1,3 million de Californiens travaillent avec une plateforme de covoiturage ou de livraison parce que ce type de travail offre des revenus garantis et des avantages comme une allocation de soins de santé », dit Molly Weedn, porte-parole de la coalition.

Selon Alexsiya Flores, chauffeuse à temps partiel pour DoorDash et Shipt (un service de livraison) à Los Angeles, il n’y a plus autant de « réactions négatives ». « Je vois des améliorations » grâce à des initiatives comme la loi californienne. Elle est cinéaste et appuie l’industrie.

Je suis toujours intéressée par ce qui offre de la flexibilité.

Alexsiya Flores, cinéaste et chauffeuse à temps partiel

Pourtant, les experts en droit du travail soutiennent que les contrats à courte durée sont généralement considérés comme du travail mal payé ou de l’exploitation, en partie à cause de la façon dont sont perçues les entreprises comme Uber.

« Uber et Lyft ont accentué cette connotation négative », explique Laura Padin, directrice des structures de travail au National Employment Law Project, qui milite pour que les chauffeurs obtiennent le statut d’employés. « L’image que les gens se font de ce type d’emploi a changé. Les gens constatent que ce n’est pas aussi bien qu’on pensait » au début.

Les salaires bas et les mauvaises conditions ne sont pas l’apanage du travail autonome. C’est peut-être même pour ça que les petits boulots continuent de se multiplier.

« Ces emplois mal payés existent uniquement parce que le reste de l’économie a laissé tomber le travailleur américain », affirme M. Hyman, l’auteur de Temp. L’insécurité financière est telle dans le commerce de détail et le secteur des services qu’Uber finit par avoir l’air d’une option favorable.

Cet article a été publié dans The New York Times.

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