Comment maintenir son budget, ses employés et ses gros salaires quand on perd le tiers de ses clients ?

C’est LA question qui se pose dans les sociétés de transport collectif depuis quelque temps. Et les réponses à cette quadrature du cercle finiront par être douloureuses, notamment pour les contribuables.

Avec la pandémie et le télétravail, l’achalandage du transport collectif s’est effondré. Au début, plusieurs croyaient que ce serait temporaire, mais force est de constater que ce n’est pas le cas. La situation devient permanente, en quelque sorte, puisqu’il faudra 10 ans avant de retrouver l’achalandage prépandémique, si l’on se fie au plus récent plan stratégique du ministère des Transports du Québec (MTQ), décortiqué par mon collègue Tommy Chouinard.

Selon le MTQ, l’achalandage des neuf sociétés de transport collectif, en plus d’exo, atteindra 357 millions de déplacements à la fin de 2026, dans plus de trois ans. Ce niveau sera de 35 % à 45 % inférieur au niveau de 2019.1 Il faudra 10 ans, au rythme de 2,5 % de croissance par année, pour revenir au niveau prépandémique.

Les revenus suivent la même pente de ski. Dans le Grand Montréal, les recettes tarifaires de 2022 étaient 32 % inférieures à celles de 2019. Ayoye…

Que faire dans ces circonstances difficiles ? Dans une organisation normale, un tel effondrement entraînerait nécessairement des compressions majeures, avec des licenciements et des coupes salariales. Visiblement, ce n’est pas ce qui se produit dans les sociétés de transport collectif, qui sont des organismes financés par le gouvernement du Québec, les municipalités et les usagers.

À la Société de transport de Montréal (STM), par exemple, il y a 10 580 employés actuellement, autant qu’en 2019 (10 444). Les dépenses de rémunération, qui accaparent 67 % du budget, ont même augmenté de 6,2 %, passant de 979 millions en 2019 à 1,04 milliard en 2022.2

Même chose à Laval. La Société de transport de Laval (STL) compte 631 chauffeurs d’autobus actuellement, soit 27 de plus qu’en 2019. Et le nombre d’employés atteint 1136, contre 952 en 2019, soit un bond de 19 %.

La STL dit ne pas être parvenue à me fournir l’évolution de la masse salariale de l’organisation, bien que ma demande ait été faite lundi après-midi. Selon les rapports annuels les plus récents, la rémunération des employés était de 114,5 millions en 2021, en hausse de 15 % sur 2019.

Au Réseau de transport de Longueuil (RTL), le nombre de chauffeurs a reculé de 10 % en 2022 par rapport à 2019, à 645, et le nombre total d’employés est en baisse de 6 %, à 1218. La masse salariale est toutefois en hausse de 9,5 % sur la période, atteignant 100,8 millions en 2022, pendant que l’achalandage reculait de 42 %.

Pour justifier la situation, les sociétés de transport invoquent le fait qu’elles doivent maintenir l’offre de service, élément déterminant de l’achalandage. La STM me transmet une étude selon laquelle les sociétés qui ont réduit leur service en Amérique du Nord entre 2002 et 2015 ont vu leur achalandage décroître.3

Autre élément : les gaz à effet de serre. Le secteur des transports est le plus important émetteur au Québec (43 % du total). Or, la plupart des experts s’entendent pour dire que pour changer la situation, il faut donner de l’amour au transport collectif, comme améliorer la fréquence et le service, voire réduire les tarifs.

Pour l’année budgétaire 2023, la STM a fait des compressions non récurrentes de 18 millions, en plus d’économiser 10 millions dans l’optimisation des services. Le reste du trou budgétaire, totalisant 78 millions, a essentiellement été comblé par le gouvernement du Québec et l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM), pour l’instant. Pour 2024, la STM travaille sur un plan d’économie récurrente de 20 millions.

« On a fait des ajustements, mais on est un service public essentiel, comme la santé », me dit la directrice générale de la STM, Marie-Claude Léonard.

Selon Mme Léonard, le cadre financier du transport collectif ne fonctionne pas. Et la situation ne s’améliorera pas avec l’arrivée du REM, qui accaparera une part importante des recettes de transport de la région, administrées par l’ARTM.

À Longueuil, le RTL m’explique avoir ajusté l’offre à la demande, réduit l’effectif de l’exploitation, gelé des dépenses administratives et mis en place des processus d’achats regroupés avec ses partenaires.

Le défi est énorme, j’en conviens, d’autant que les sociétés de transport doivent en parallèle financer l’électrification du réseau et d’autres dépenses en capital, comme le prolongement de la ligne bleue.

Mais n’est-il pas possible de maintenir l’offre de service sans continuellement augmenter les salaires ? Les employés d’une organisation en crise ne devraient-ils pas être mis à contribution, surtout lorsque leur rémunération représente les deux tiers des dépenses ?

En pratique, la mission apparaît presque impossible, du moins à court terme, quand on sait que l’essentiel des employés (89 % à la STM) est syndiqué. La principale convention collective de la STM a été signée en 2018, avant la pandémie, et elle se termine début 2025. Les employés ont obtenu des hausses de 2 % par année, auxquelles s’ajoutera 1 % cette année et l’an prochain si l’inflation dépasse 3 %.

La réouverture d’une convention collective en cours de route nécessiterait un décret gouvernemental, qui serait fort contesté. Les négociations pour la prochaine convention collective devraient, normalement, être plus difficiles, mais il faudra voir. Mme Léonard me parle de ses difficultés de recrutement, vu la pénurie de main-d’œuvre, et des impacts qu’aurait une rémunération pas suffisamment concurrentielle.

À la STL de Laval, en tout cas, les chauffeurs ont bien négocié, même si l’entente a été conclue en 2022, après la pandémie. Entre 2022 et 2026, l’entente prévoit que leur salaire varie en fonction de l’Indice des prix à la consommation (IPC), dont la hausse a atteint 6,8 % en 2022 (et dépassera 3 % en 2023). À cela s’ajoutent des hausses rétroactives pour les 4 dernières années de 2 %, 2 %, 2,5 % et 4,5 %.

Bref, les salaires et l’effectif augmentent à la STL, comme si le transport collectif n’était pas en crise…

1. L’importance de l’écart dépend de la méthode utilisée, qui a changé dans plusieurs sociétés de transport depuis 2019. À la STM, la méthode constante de validation électronique des passagers se traduit par une baisse de 37 % en 2022 par rapport à 2019, baisse qui a été ramenée à 27 % au cours des premiers mois de 2023.

2. La rémunération moyenne à la STM est donc passée de 93 690 $ à 99 302 $ entre 2019 et 2022.

3. Consultez l’étude de l’Université McGill (en anglais)