Cette affaire du don chinois à la Fondation Pierre Elliott Trudeau soulève plusieurs questions délicates. Dont celle-ci : le don de 140 000 $ à la Fondation a-t-il été traité correctement du point de vue fiscal ? Pour vous éclairer, voici quatre questions sur cette Fondation.

D’abord, il faut savoir que la Fondation avait un actif de 144 millions au 31 août 2022, à la fin du dernier exercice financier. Les rendements tirés de cette somme, en plus de certains dons, servent essentiellement à financer des bourses d’excellence accordées aux étudiants des cycles supérieurs canadiens en sciences humaines et humanités.

1. L’argent de la Fondation vient-il de l’héritage de l’ex-premier ministre Pierre Elliott Trudeau ?

Réponse : Non.

La Fondation Trudeau a été créée en février 2001 par les amis et la famille de l’ex-premier ministre quelques mois après son décès, en septembre 2000. Les administrateurs sont souvent très proches de la famille libérale, encore aujourd’hui.

Les activités de la Fondation ont véritablement commencé en mars 2002 lorsque le gouvernement libéral de Jean Chrétien a décidé d’y transférer 125 millions de fonds publics. L’écart avec les 144 millions d’aujourd’hui vient essentiellement des rendements sur ces fonds. Les états financiers de 2002 indiquent bien des dons de près de 150 000 $ en 2002, en plus des 125 millions du fédéral, mais le nom des donateurs n’y est pas précisé, contrairement aux états financiers plus récents.

2. Donc, le don de 140 000 $ des Chinois, c’est bien peu ?

Réponse : Non, c’est beaucoup.

Selon ses statuts, la Fondation ne peut puiser dans son capital de 125 millions pour distribuer ses bourses. Elle doit le faire avec les rendements et les dons annuels. Or voilà, l’organisation reçoit généralement entre 125 000 $ (2014) et 633 000 $ de dons (2022) annuellement. Le don chinois de 140 000 $ – qui a finalement été remboursé vendredi – représentait donc une somme importante lorsqu’il a été accordé, en 2016.

3. Le don a-t-il été bien traité fiscalement ?

Réponse : Possiblement pas.

L’entente de donation obtenue par notre équipe d’enquête porte le nom des deux donateurs, mais le reçu fiscal remis par la Fondation a plutôt été émis au nom d’une de leurs entreprises du Québec, Aigle d’or du millénaire. Dans le rapport annuel de 2016, c’est d’ailleurs le nom des deux particuliers, Gensheng Niu et Zhang Bin, qui sont inscrits comme donateurs et non celui d’Aigle d’or du millénaire.

Or, remettre un reçu fiscal à une personne autre que le véritable donateur est une pratique interdite, selon l’article 3501⁠1 du règlement fédéral de l’impôt sur le revenu.

Fiscalement, les deux donateurs Gensheng Niu et Zhang Bin – ce dernier est très proche du Parti communiste chinois – n’auraient pas pu bénéficier du reçu fiscal, puisqu’ils étaient des non-résidents canadiens. En revanche, leur entreprise Aigle d’or du millénaire, de Dorval, aurait pu alléger sa facture fiscale puisqu’elle est incorporée au Canada.

On ne sait pas si Aigle d’or du millénaire a finalement profité du reçu fiscal, ce qui aurait pu lui permettre d’économiser quelques milliers de dollars. Mais ce n’est pas si pertinent dans cette affaire. Le plus troublant, c’est que la Fondation Pierre Elliott Trudeau, formée des plus éminents gestionnaires privés et publics, ait pu remettre un reçu fiscal qui pourrait ne pas respecter les règles.

Une enquête devrait avoir lieu pour tirer l’affaire au clair, mais les conséquences pourraient être sérieuses. La délivrance d’un reçu fiscal qui contient de faux renseignements est un motif de révocation de permis d’organismes de bienfaisance, selon l’article 168,1 de la Loi de l’impôt.

4. Le don de 140 000 $ a-t-il été accepté par la Fondation selon ses propres règles ?

Réponse : Manifestement pas.

D’une part, « la décision finale d’accepter ou de refuser un don d’une valeur allant jusqu’à 1 million de dollars relève du président », est-il écrit dans la politique de l’entreprise, que notre équipe d’enquête a obtenue.

Or, l’entente de donation entre les deux Chinois et la Fondation Trudeau est signée par Alexandre Trudeau (frère de Justin Trudeau), qui n’a jamais été le président de la Fondation.

D’autre part, sur l’entente de donation que notre équipe a obtenue, Alexandre Trudeau est décrit « comme administrateur, membre et vice-président, dûment autorisé tel qu’il le déclare ».

Or, dans les très nombreux documents publics de la Fondation, nous n’avons pu retracer aucun endroit où Alexandre Trudeau est désigné comme vice-président de la Fondation.

En 2016, durant l’année du don, il était l’un des deux membres du conseil d’administration de la Fondation élus par les membres familiaux de la succession de Pierre Trudeau, est-il indiqué dans le rapport annuel 2015-2016.

Alexandre Trudeau a refusé toute entrevue avec La Presse.

Du marketing pour la Chine

L’entente de donation entre les deux donateurs chinois et la Fondation n’est pas sans obligation⁠1. Elle stipule que la Fondation Pierre Elliott Trudeau s’engage à organiser, jusqu’à épuisement des fonds, une conférence annuelle sur des enjeux touchant le Canada et la Chine.

De plus, les deux donateurs doivent être invités à chaque remise annuelle des bourses de ce « Fonds sino-canadien des bourses d’études Bin Zhang-Niu Gensheng ».

Bref, le don s’accompagne d’un marketing favorable à la Chine, en quelque sorte.

Les discussions entourant le don ont été entreprises en 2014, selon notre équipe d’enquête. À ce moment, les relations canado-chinoises étaient bien meilleures.

Dans le contrat, les deux donateurs disent souhaiter « perpétuer l’héritage sino-canadien et prendre part au maintien de la paix et de la justice dans le monde, tout comme Pierre Elliott Trudeau ».

L’entente rappelle d’ailleurs que le gouvernement canadien a été en 1970, sous Pierre Elliott Trudeau, « la première nation nord-américaine à établir de véritables relations diplomatiques avec la Chine […] La position de Pierre-Elliott Trudeau à l’égard de la Chine est devenue la norme auprès des leaders mondiaux contemporains ».

On était vraiment à une autre époque…

Les discussions de 2014 sont aussi survenues un an après l’élection de Justin Trudeau à la tête du Parti libéral du Canada, en 2013. Elles ont abouti à la signature du contrat en juin 2016, soit 8 mois après l’élection de Justin Trudeau comme premier ministre du pays, en octobre 2015.

Les relations entre le Canada et la Chine sont devenues épouvantables dans les années suivantes. Entre autres, deux Canadiens ont été détenus arbitrairement en Chine pendant des mois, après l’arrestation au Canada de Meng Wanzhou, la directrice financière du géant chinois des télécommunications Huawei, pour une question d’extradition aux États-Unis. Les trois furent finalement libérés.

La suite de cette affaire sera intéressante. Le plus dommage, c’est que les boursiers de la Fondation Trudeau en seront les principales victimes, puisque les activités de la Fondation seront fortement affectées par la démission en bloc des dirigeants et administrateurs.

1. Le contrat impliquait aussi l’Université de Montréal, qui devait recevoir 750 000 $.

Rectificatif
Dans une version précédente, nous écrivions que le don avait été fait personnellement par les deux donateurs chinois. Dans un courriel transmis subséquemment à La Presse, la Fondation Trudeau affirme que l’argent vient plutôt d’une entreprise [Aigle d’Or]. La Fondation ne conteste pas que l’entente de donation a toutefois été contractée personnellement par les deux donateurs et non par Aigle d’Or, tel que le rapporte le texte.