La Fondation Trudeau a essayé « à de multiples reprises » de retourner à un donateur chinois un chèque à l’origine d’une vive controverse, mais elle s’est butée à une porte close : le siège social de l’entreprise émettrice se trouve dans un domaine décrépit – et désert – situé à Dorval. Le contrat officialisant ce don, que La Presse a obtenu, a été signé au nom de la fondation en 2016 par Alexandre Trudeau, frère du premier ministre Justin Trudeau.

Dès le 1er mars dernier, la Fondation Trudeau a pris des mesures pour retourner le don à la société Aigle d’or du millénaire international, l’entreprise émettrice des fonds. Quelques jours auparavant, le Globe and Mail avait révélé, sur la foi d’informations interceptées par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), que ce sont les autorités chinoises qui avaient demandé à deux richissimes hommes d’affaires de financer la Fondation Trudeau.

Il avait été convenu que le don serait de 200 000 $, mais la fondation en avait reçu 140 000 $.

Le siège social de l’entreprise émettrice du don se trouve dans un domaine décrépit situé à Dorval, chemin du Bord-de-l’Eau. L’entreprise de messagerie, qui a fait de nombreuses tentatives de livraison, s’est butée à une porte close. Encore mercredi, lors d’une visite de La Presse, le manoir flanqué d’un terrain de tennis semblait totalement désert.

Quelques jours plus tard, après de vains efforts, l’entreprise de messagerie a donc renvoyé le chèque à la fondation. « Le don nous a été retourné cette semaine », indique la directrice générale démissionnaire, Pascale Fournier, dans un courriel adressé aux membres du conseil d’administration. Ce courriel fait partie d’une liasse de documents internes de la fondation que La Presse a obtenus.

Un compte en fidéicommis ? Impossible

Placée devant l’impossibilité de restituer les fonds, la directrice générale indique alors qu’elle a demandé à un bureau d’avocats d’ouvrir un compte en fidéicommis pour y déposer l’argent. Mais parce qu’elle ignorait la provenance exacte des fonds, le cabinet a été contraint de refuser la demande de la Fondation Trudeau.

« Avant de procéder, [la firme d’avocats] a effectué une analyse interne afin de s’assurer que le bureau pouvait accepter l’argent dans le respect des règles déontologiques applicables au Québec. Or la fondation a été informée [que le bureau] ne pouv[ait] accepter les fonds en fidéicommis pour des raisons déontologiques », écrit Mme Fournier.

Le 29 mars, montre un document interne de la Fondation que La Presse a obtenu, le conseil d’administration a alors été alerté sur le fait que le nom qui se trouvait sur le chèque du fameux « don chinois » ne serait pas le nom du véritable donateur. Une demande a été faite à la direction générale d’« imprimer un chèque à remettre au prétendu vrai donateur ».

Une demande qui a été refusée, puisque le nom de ce « vrai donateur » ne figurait nulle part dans les livres de la Fondation. Un tel remboursement aurait en conséquence été « illégal », stipule le document.

La directrice générale convoque une réunion du conseil d’administration, le 31 mars. Lors de cette réunion, le C.A. vote pour le déclenchement d’une enquête indépendante sur toute cette affaire de « don chinois ». C’est la firme d’avocats Miller Thomson qui est chargée de l’enquête, en s’adjoignant les services de la firme comptable Deloitte.

Quelques jours plus tard, un membre du comité exécutif, l’avocat Peter Sahlas, envisage une autre possibilité : faire livrer le chèque à l’entreprise par huissier. « Peut-être l’huissier pourrait-il nous donner des informations sur le lieu de livraison (présence de véhicule, lumières allumées, ou autres signes de vie) », écrit M. Sahlas dans un courriel adressé aux membres du comité exécutif de la Fondation. Il se demande pourquoi la livraison n’a pas été effectuée. « Est-ce que c’est parce que personne n’était présent, ou alors les gens présents n’ont pas accepté la livraison ? »

Cette suggestion de M. Sahlas n’est pas bien accueillie par les membres du C.A. « Je suis complètement opposée à tout transfert d’argent jusqu’à ce que l’enquête indépendante soit terminée », écrit notamment l’ancienne lieutenante-gouverneure de la Nouvelle-Écosse Myra Freeman, qui faisait partie du C.A. de la Fondation, et qui a démissionné mardi en même temps que sept autres administrateurs.

Il est capital que les membres du C.A. gardent [leurs] distances [sur] toutes ces questions jusqu’à ce que l’enquête soit terminée.

Myra Freeman, qui faisait partie du C.A. de la Fondation Trudeau, dans un courriel interne

Plusieurs autres membres du C.A., notamment Ginger Gibson, directrice du groupe Firelight, Dyane Adam, ancienne commissaire aux langues officielles, et Madeleine Redfern, femme d’affaires autochtone – qui font toutes partie du groupe de démissionnaires de mardi – font elles aussi part de leur irritation dans leurs réponses.

« Je propose que le 140 000 $ ne soit pas touché jusqu’à la fin de l’enquête indépendante », écrit Mme Adam. « Le comité exécutif et le C.A. doivent se retirer complètement durant l’enquête, afin d’en assurer l’indépendance », renchérit la directrice générale Pascale Fournier.

Mercredi, le nouveau PDG de la Fondation, Edward Johnson, a annoncé que le don ferait l’objet d’un examen indépendant. « Cette révision indépendante sera réalisée par une firme comptable sur instruction d’un cabinet d’avocats, ni l’un ni l’autre n’ayant été mandaté par la Fondation dans le passé », a-t-il indiqué dans un communiqué transmis aux médias.

Des discussions dès 2014

Les discussions autour du « don chinois » à la Fondation Trudeau remontent à 2014, montrent les documents obtenus par La Presse. À cette époque, les deux hommes d’affaires Zhang Bin et Niu Gensheng ont exprimé le désir de faire un don de 800 000 $ à la faculté de droit de l’Université de Montréal ainsi que de 200 000 $ à la Fondation Trudeau.

PHOTO TIRÉE DU SITE INTERNET DE LA FONDATION LAO NIU

Guy Breton, ex-recteur de l’Université de Montréal, Zhang Bin, Alexandre Trudeau, frère du premier ministre du Canada, et Niu Gensheng

Un an plus tard, en septembre 2015, la directrice générale de la Fondation, Élise Comtois, écrivait aux membres de l’exécutif et leur indiquait que les deux hommes d’affaires chinois seraient de nouveau de passage à Montréal dans quelques jours « afin de signer le contrat de donation ».

« Les évènements se précipitent, et nous ne voulons pas manquer cette exceptionnelle opportunité, écrit Mme Comtois. Nous manquons de temps pour convoquer une réunion du conseil d’administration pour leur faire approuver l’entente. Nous avons donc besoin de votre accord de principe. Serait-il possible de me donner votre accord demain ? » La directrice générale donnait donc moins d’une journée aux membres de l’exécutif pour donner leur aval au don provenant de Chine.

Mais le don ne se concrétisera finalement qu’en juin 2016. Le don devait être fait en trois versements, deux de 70 000 $ et le dernier, de 60 000 $. Le dernier chèque n’a jamais été versé. Le contrat officialisant le don est signé par Zhang Bin, Niu Gensheng, le recteur de l’Université de Montréal, Guy Breton, et Alexandre Trudeau, pour la Fondation. À l’époque, M. Trudeau était membre du conseil d’administration de la Fondation, et il était autorisé à conclure ce genre d’entente, indique celui qui était président de la Fondation à l’époque, Morris Rosenberg.

« Je ne m’en souviens pas précisément. Vous me demandez les détails d’une autorisation qui remonte à sept ans, alors je ne suis pas en mesure de vous le dire », a indiqué M. Rosenberg, quand nous l’avons questionné sur le rôle précis d’Alexandre Trudeau au C.A. à l’époque. Alexandre Trudeau a décliné notre offre d’entrevue.

Qui sont les donateurs chinois ?

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Bureaux de la Fondation Trudeau, à Montréal

L’entreprise canadienne de Zhang Bin qui a fait le don à la Fondation Trudeau s’appelle Aigle d’or du millénaire international. Le milliardaire chinois en est le président du conseil d’administration et donne une adresse à Pékin.

Depuis 2020, un certain Du Zhichao est officiellement PDG de l’entreprise, une « société de portefeuille » qui fait dans l’« investissement immobilier », selon les documents publics. La Presse a tenté d’entrer en contact avec lui en sonnant à son condo, dans un immeuble de 10 étages rue Chomedey, au centre-ville de Montréal. Sans succès.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

L’immeuble rue Chomedey, au centre-ville de Montréal, où réside le PDG d’Aigle d’or du millénaire international

En 2013, il a enregistré une entreprise, Minghu International, avec un homme d’affaires québécois. Au téléphone avec La Presse, ce partenaire explique avoir fondé cette entreprise avec M. Du pour faire du commerce avec la Chine en profitant du fait qu’il avait « beaucoup de contacts dans le gouvernement chinois ». « On regardait si on pouvait exporter différents produits : du bœuf, du cuir, de l’eau potable… On a regardé différentes choses. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE DU ZHICHAO

Du Zhichao, PDG d’Aigle d’or du millénaire international

Ce partenaire québécois, qui a connu M. Du à l’Université McGill, dit ignorer quels contacts il devait activer pour leurs affaires. « Je sais qu’il s’occupait des businessmen qui visitaient Montréal de temps en temps », dit-il. Leur entreprise souhaitait conclure des contrats avec « des compagnies qui étaient liées au gouvernement ». « Mais c’est tombé à l’eau », dit-il. Minghu International est radiée du registre des entreprises depuis 2016.

Un autre milliardaire chinois dans le portrait

Jusqu’en 2020, c’est plutôt Hu Guojun qui dirigeait officiellement Aigle d’or du millénaire international. Également d’origine chinoise, il dirige une entreprise d’immobilier. Mais selon les documents publics, il est également vice-président de l’antenne québécoise de la Fondation Lao Niu, un organisme de charité qui appartient à un autre milliardaire chinois, Niu Gensheng.

Cet homme d’affaires s’est joint à Zhang Bin pour faire un don de 1 million de dollars à l’Université de Montréal et à la Fondation Trudeau.

En fait, Niu Gensheng fournissait le gros de la somme : 800 000 $. De ce montant, 750 000 $ devaient aller à la création de bourses pour des échanges entre étudiants chinois et québécois en droit, et 50 000 $ étaient destinés à l’érection d’une statue représentant l’ex-premier ministre Pierre Elliott Trudeau.

L’Université de Montréal envisage de rembourser

À l’Université de Montréal, la directrice des communications Sophie Langlois précise que l’établissement n’a finalement reçu que 500 000 $ et que la statue en l’honneur du père de Justin Trudeau n’a jamais été érigée.

Quant à savoir si l’Université envisage de rembourser le don d’un demi-million, la porte-parole ne ferme pas la porte. « On évalue toutes nos options, à la lumière des informations qui circulent en ce moment. »

Dans le même contrat de don, Zhang Bin s’engageait de son côté à remettre 200 000 $ à la Fondation Trudeau, qui n’a finalement reçu que 140 000 $. Sur son site internet, l’organisation de Niu Gensheng s’attribue le don au complet.

« Notre fondation a donné 1 million de dollars singapouriens [944 654 $ CAN à l’époque] pour créer un fonds pour des bourses à l’école de droit de l’Université de Montréal, l’alma mater de l’ancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau, dans le but de promouvoir les échanges sino-canadiens en culture, en éducation, ainsi que pour créer une statue en bronze de Pierre Elliott Trudeau », écrit la Fondation en anglais sur son site internet.

Le site publie des photos où s’affiche Alexandre Trudeau, frère de Justin Trudeau et membre du conseil d’administration de la Fondation à l’époque, en compagnie de Niu Gensheng, de Zhang Bin et de l’ex-recteur de l’Université, Guy Breton.

La Presse a tenté de joindre Hu Guojun, le représentant de la Fondation Lao Niu au Québec, sans succès.