Riches et nourrissantes, les amitiés au travail motivent, fidélisent, font baisser le stress, rendent plus créatifs et plus performants. En somme, elles multiplient le plaisir et le bonheur d’être au boulot. Mais elles dissimulent un côté sombre et peuvent vite devenir malsaines, voire toxiques. Prudence, disent les experts.

« C’est la moitié de moi-même et je suis la sienne. Je n’ai même pas besoin de lui parler : quand je vais moins bien, elle prend la relève et je fais la même chose pour elle, sans rien attendre en retour. »

Cette déclaration d’Isabelle Décarie, 49 ans, éducatrice en garderie à Blainville, démontre bien la puissance d’un lien amical au travail. Pour elle, son amitié avec sa collègue Marilou, avec qui elle travaille depuis quatre ans, fait « toute la différence ».

Il ne fait pas de doute que les amitiés au travail améliorent la qualité de vie, souligne Jacques Forest, professeur titulaire à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et psychologue.

PHOTO ÉMILIE TOURNEVACHE, FOURNIE PAR JACQUES FOREST

Jacques Forest, psychologue et professeur titulaire à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM

Tout va aller mieux, le temps en présentiel, le rendement, l’engagement, il y aura moins de griefs, plus de concentration, de créativité.

Jacques Forest, psychologue et professeur titulaire à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM

Il cite une étude de la firme américaine Gallup qui indique qu’avoir un « meilleur ami » en milieu professionnel est gage de sécurité : dans le secteur de la construction, il y a moins de morts sur les chantiers. « C’est un peu comme si l’ami disait : “fais attention, attache-toi, je tiens à toi !” », cite en exemple M. Forest.

Par ailleurs, en juin 2022, selon un sondage réalisé par la même société, seulement 20 % des adultes ont déclaré avoir un meilleur ami au travail.

Autonomie, compétence, appartenance

Les conséquences positives de liens forts ne sont pas surprenantes quand on tient compte des besoins de base des humains, souligne Jacques Forest. « Nous avons tous trois besoins innés et universels, c’est reconnu par 164 pays, explique-t-il. Il s’agit de l’autonomie, du sentiment de compétence et de l’appartenance sociale. Et je ne parle pas seulement au travail. Dans la vie en général aussi. »

L’appartenance sociale, au travail, se décline à différents degrés, que ce soient des « connaissances », des « amis », de « bons amis » ou un « meilleur ami ».

Pour Cynthia Mathieu, psychologue industrielle et professeure à l’École de gestion de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), la réalité dans laquelle s’inscrit l’amitié est aussi sa limite. Autrement dit, le fait que l’amitié se déploie dans le milieu professionnel est un couteau à double tranchant.

PHOTO FOURNIE PAR CYNTHIA MATHIEU

Cynthia Mathieu, psychologue industrielle et professeure à l’École de gestion de l’Université du Québec à Trois-Rivières

Il faut faire bien attention. Il vaut mieux apprendre à bien connaître les gens avant de choisir de s’ouvrir à eux. Certaines personnes peuvent être mal intentionnées et utiliser les informations qu’on leur a confiées contre nous… Il peut y avoir de la manipulation, et les interactions deviennent toxiques.

Cynthia Mathieu, psychologue industrielle et professeure à l’École de gestion de l’UQTR

Compétition et déceptions

Mme Mathieu rappelle qu’au fond, l’important est d’avoir un « réseau social ». Le facteur de protection est là… et pas nécessairement dans le développement de liens d’amitié. « L’aspect compétitif peut jouer des tours. Si on dit trop de choses sur soi, on se rend vulnérable. Il y a un risque. »

Hugo*, chargé de projets dans une grande boîte de publicité montréalaise, a payé le prix d’un attachement amical à une collègue : il s’est confié sur ses ambitions alors que celle-ci nourrissait secrètement les mêmes. « Quand elle a eu le poste, ça a tout brisé pour moi, confie l’homme de 37 ans. J’ai été doublement déçu, de ne pas obtenir la promotion que je convoitais, mais surtout d’avoir été trahi. »

Il précise qu’il a quitté l’endroit – et qu’il n’a jamais renoué avec son amie. « J’ai appris ! lance-t-il. Désormais, j’entretiens de bons liens avec mes collègues, mais sans plus. Le travail, c’est le travail. »

Conflits de valeurs

Sylvie St-Onge, professeure de management à HEC Montréal et chercheuse au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), rappelle qu’il est bon de se souvenir qu’il y a une pyramide hiérarchique dans une entreprise.

PHOTO FOURNIE PAR SYLVIE ST-ONGE

Sylvie St-Onge, professeure de management à HEC Montréal et chercheuse au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO)

Est-ce que mon ami peut devenir mon boss ou moi, devenir le sien ? On peut partir d’une bonne cohésion, mais atteindre un point de bascule qui mène à des dérives.

Sylvie St-Onge, professeure à HEC Montréal et chercheuse au CIRANO

Elle fait ici référence à des conflits de valeurs ou des débats éthiques. « Lorsque l’amitié est très forte, cela peut influencer notre jugement, rappelle-t-elle. Qu’est-ce qu’on est prêt à faire au nom de l’amitié ? Cela peut par exemple toucher notre intégrité, notre crédibilité, notre professionnalisme. Établir nos barrières, sans perdre notre objectivité, est essentiel. »

* Hugo a témoigné sous le couvert de l’anonymat, craignant des représailles ou des jugements de la part de ses collègues et ex-collègues.

Consultez un résumé de l’étude de Gallup (en anglais)