(Montréal) Le patron de la plus grande entreprise de camionnage du Canada affirme que les classifications fautives généralisées des chauffeurs nuisent aux entreprises comme la sienne ainsi qu’aux chauffeurs, un problème ressenti avec encore plus d’acuité dans une période difficile pour l’économie canadienne.

Le président et chef de la direction de TFI International, Alain Bédard, qualifie le phénomène connu sous le nom de « chauffeur inc. » de « désastre » pour les entreprises de camionnage, car ceux qui enfreignent les règles obtiennent un avantage concurrentiel.

« Nous perdons du volume parce que le marché est mou et que nous sommes confrontés à une concurrence déloyale dans le cas de “chauffeur inc.” », a-t-il déclaré aux analystes lors d’une conférence téléphonique vendredi.

C’est un désastre que nous vivons au Canada et personne ne fait rien pour y remédier.

Alain Bédard, président et chef de la direction de TFI International

« Chauffeur inc. » fait référence à la classification fautive des travailleurs comme indépendants, ce qui signifie que l’entreprise ne verse pas d’avantages sociaux et n’assure pas de protections de base du travail.

Les soi-disant entrepreneurs qui travaillent pour une seule entreprise et n’exercent aucun contrôle sur leurs horaires sont dans l’illégalité – et dans une situation risquée, car ils ne bénéficient pas de droits de base tels que l’indemnisation des accidents du travail, les heures supplémentaires, les congés payés ou les indemnités de départ.

Même si Ottawa a pris certaines mesures pour atténuer le problème, les camionneurs et les propriétaires souhaitent que des mesures supplémentaires soient prises. Ils affirment que la crise continue de s’aggraver dans un contexte de retard dans l’application des mesures, ce qui entraîne un recul des profits et du bien-être des travailleurs dans un secteur déjà connu pour ses marges extrêmement minces et ses horaires épuisants.

« Ils ne versent aucun avantage à leurs chauffeurs », a déclaré M. Bédard. L’avantage concurrentiel de « chauffeur inc. » pourrait s’atténuer lorsque la demande reprendra après une année difficile. « Mais ce sera un problème à long terme pour nous tant que personne à Ottawa, au Québec ou à Toronto ne fera rien pour y remédier », a-t-il fait valoir.

Une « approche axée sur l’éducation »

L’année dernière, le bureau du ministre fédéral du Travail a affirmé que le gouvernement se concentrait sur une « approche axée sur l’éducation pour mettre fin à cette pratique discriminatoire ».

« Les employeurs qui continuent d’enfreindre sciemment la loi après avoir été informés et sensibilisés seront tenus responsables », a déclaré Hartley Witten, attaché de presse du ministre Seamus O’Regan, dans un courriel en mai dernier.

L’Association du camionnage du Québec (ACQ) dit avoir déposé en novembre dernier un mémoire auprès de plusieurs ministres du gouvernement du Québec présentant des propositions de modifications législatives pour endiguer le stratagème. L’ACQ a aussi rencontré le mois suivant le ministre fédéral des Transports, Pablo Rodriguez.

Selon des modélisations présentées en novembre par l’ACQ et appuyées par le cabinet Cain Lamarre, ce serait près de 2 milliards qui n’ont pas été versés en cotisations à l’État québécois depuis le début du phénomène il y a 12 ans.

Entre janvier 2019 et mars 2020, la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail de l’Ontario (WSIB) a audité 204 entreprises de camionnage et constaté que 47 % d’entre elles sous-déclaraient les revenus des chauffeurs, ce qui peut être un indicateur clé d’une mauvaise classification.

Plus de mesures

Le président de l’Alliance canadienne du camionnage, Stephen Laskowski, a félicité Emploi et Développement social Canada pour avoir intensifié les mesures de répression contre les contrevenants dans le sud de l’Ontario au cours des deux dernières années.

« C’est un nivellement par le bas, et c’est aussi très utilisé pour maltraiter les nouveaux arrivants au Canada », a-t-il déclaré à propos de « chauffeur inc. ».

M. Laskowski a également réclamé des amendes plus importantes et des mesures de répression encore plus sévères pour dissuader les classifications fautives.

Le budget fédéral de l’année dernière prévoyait un financement pour modifier le Code canadien du travail afin d’améliorer la protection de l’emploi des travailleurs sous réglementation fédérale en renforçant les interdictions de classification erronée des employés, a déclaré la porte-parole de l’Agence du revenu du Canada (ARC), Hannah Wardell.

L’automne dernier, l’ARC a lancé la deuxième étape d’une campagne éducative destinée aux « entreprises de prestation de services personnels », une classification fiscale spéciale pour les entrepreneurs qui « seraient considérés comme un employé du payeur » s’ils ne s’étaient pas constitués en société.

« Les informations recueillies au cours de ces deux phases pilotes aideront à orienter les futures activités de formation et de conformité de l’ARC », a affirmé Mme Wardell dans un courriel l’année dernière.

Diminution des livraisons post-pandémie

Le répit ne pourrait pas arriver assez tôt pour TFI et de nombreuses autres entreprises de transport.

« Ça a été terrible », a déclaré M. Bédard à propos de janvier, mais principalement à cause de problèmes météorologiques.

« Bien sûr, le premier trimestre va être un trimestre difficile pour nous », a-t-il ajouté.

L’industrie canadienne du camionnage est confrontée à un marché fragile alors que les volumes et les tarifs de fret ont continué de baisser au cours de la dernière année – en phase avec la baisse de la demande des consommateurs – par rapport aux sommets en flèche observés pendant la pandémie.

En plus de la diminution des cargaisons, les coûts ont grimpé tandis que les taux de fret ont chuté.

Chez TFI, les ventes dites de lots partiels, qui sont constituées de plusieurs livraisons de marchandises pour différents clients en un seul trajet, ont chuté de 16 % au quatrième trimestre par rapport à la même période de l’année précédente. Les revenus des camions complets ont connu une diminution encore plus importante, de 21 %. Les deux segments représentent plus de 70 % des bénéfices de l’entreprise.

TFI a renforcé sa flotte avec l’acquisition l’année dernière de JHT Holdings, établie au Wisconsin, qui génère environ 500 millions US de revenus annuels.

En décembre, elle a annoncé l’achat de la société de plateformes Daseke, établie au Texas, dans le cadre d’un accord de 1,1 milliard qui devrait être conclu au deuxième trimestre.

Jeudi, TFI a annoncé que son bénéfice net avait chuté de 14 % pour atteindre 131,4 millions US au cours du trimestre clos le 31 décembre. Les revenus ont augmenté de moins de 1 % pour atteindre 1,97 milliard US. Néanmoins, la société a dépassé les attentes en ce qui a trait aux bénéfices, selon la société de marchés financiers Refinitiv.