S’il y a pour 30 000 mégawatts de projets industriels sur le bureau du ministre Pierre Fitzgibbon, c’est en raison des tarifs attrayants pour l’électricité verte d’Hydro-Québec. Combien resterait-il de ces projets si la production privée d’électricité leur était offerte à deux fois le tarif industriel de la société d’État ?

Pour qui ?

Quelle entreprise aurait un intérêt à acheter de la production privée à un coût deux fois plus élevé que les tarifs d’Hydro-Québec ? Bonne question, dit Jocelyn Allard, qui représente les grands industriels installés au Québec, soit les clients au tarif L d’Hydro-Québec. Pas beaucoup, selon lui.

L’Association québécoise des consommateurs industriels estime que le tarif L, actuellement de 5,3 cents le kilowattheure, n’est plus aussi compétitif qu’avant pour les entreprises québécoises. Elle conteste auprès de la Régie de l’énergie la hausse de 3,1 % qui attend ses membres le 1er avril prochain.

La nouvelle production d’électricité, qu’elle soit privée ou faite par Hydro-Québec, coûtera plus du double. Y aura-t-il des entreprises prêtes à payer 11 cents le kilowattheure, soit le coût estimé pour les prochains kilowattheures de source éolienne ou solaire ?

« On serait surpris que le tarif plus élevé de la production privée intéresse beaucoup d’entreprises, croit Jocelyn Allard. Il n’y aura certainement pas une ruée. »

Hydro-Québec paie déjà autour de 11 cents le kilowattheure pour acheter de l’énergie éolienne produite par des producteurs privés. Si la société d’État peut vendre son électricité moins cher aux consommateurs québécois, c’est parce que la plus grande partie de sa production provient de centrales hydroélectriques dont l’investissement est amorti depuis longtemps et qui lui coûte beaucoup moins cher. Hydro-Québec peut donc acheter de l’énergie au coût marginal de 11 cents le kilowattheure, tant que son coût moyen de production reste inférieur à ses tarifs, elle peut faire des profits.

Les futurs producteurs privés qui pourraient se multiplier au Québec si la loi sur Hydro-Québec est modifiée devront trouver des clients prêts à payer le coût de production d’aujourd’hui.

Les candidats risquent d’être peu nombreux, selon Jocelyn Allard, parce qu’aucune entreprise ne peut doubler sa facture d’électricité et rester en affaires. « On ne peut pas être contre, c’est un outil de plus, mais ça restera limité. »

Pour quoi ?

Chercheur à l’Institut économique de Montréal, Gabriel Giguère vient de publier dans les pages de La Presse un plaidoyer en faveur de la production privée. Il estime que le monopole d’État est devenu un frein pour le développement économique du Québec et qu’il est temps que le secteur privé vienne à la rescousse d’Hydro-Québec.

« Hydro-Québec n’a plus d’électricité et il n’y a pas d’alternative alors qu’il y a pour 30 000 mégawatts de projets en attente, dit-il. Plutôt que de dire non et de freiner le développement économique du Québec, laissons le marché décider. »

Produits par Hydro-Québec, par des promoteurs privés ou par une entreprise pour satisfaire ses propres besoins, les prochains kilowattheures coûteront deux fois plus cher.

« Même si le prix est plus élevé [que celui d’Hydro-Québec], ça peut être attractif quand même, estime Gabriel Giguère. Est-ce que ça se peut qu’il y ait des entreprises qui se désistent ? Peut-être. »

Ce qui est important, selon lui, c’est de permettre la production privée. « Après, on verra », dit-il.

La situation énergétique actuelle n’est pas une preuve des limites du monopole d’Hydro-Québec, comme certains le disent, souligne de son côté Jean-François Blain, analyste indépendant en énergie.

« Aucun réseau électrique, public ou privé, nulle part dans le monde, ne peut répondre à une demande de 30 000 mégawatts », dit-il.

Il note que la loi permet déjà à une entreprise de produire de l’électricité pour satisfaire ses propres besoins, en installant soit des éoliennes dans sa cour, soit des panneaux solaires sur le toit de ses installations. Ça ne se fait pas, parce que personne n’y voit d’intérêt économique.

La demande d’électricité est en forte croissance partout dans le monde en raison des besoins de décarbonation. Et partout dans le monde, les limites des réseaux électriques freinent le développement de l’énergie renouvelable. Le Québec n’est pas dans une situation unique, rappelle Jean-François Blain, et il ne pourra pas décarboner la planète à lui tout seul.

Comment ?

« Si nous, on a de la misère à satisfaire la demande des entreprises, imaginez ce que c’est dans les autres pays », lance Gaëtan Lafrance, professeur émérite à l’Institut national de la recherche scientifique et spécialiste du secteur de l’énergie.

Le secteur privé peut certainement aider Hydro-Québec à accroître la production d’électricité, estime-t-il, mais son rôle va rester marginal.

Les entreprises ne se lanceront pas en masse dans la production d’électricité, pour la bonne raison que ce n’est pas leur métier, dit-il. Il voit une exception, Rio Tinto, qui a déjà des centrales hydroélectriques et des réservoirs, et qui a intérêt à produire plus d’énergie. « C’est dans son intérêt et dans celui d’Hydro-Québec. »

Si, comme l’assure le ministre Pierre Fitzgibbon, les producteurs privés ne peuvent pas utiliser les lignes de transport d’Hydro-Québec, alors l’ouverture promise au secteur privé, « ça n’ira pas très loin, à [son] avis », dit-il.

Gaëtan Lafrance est convaincu qu’Hydro-Québec continuera à jouer un rôle central dans la production, le transport et la distribution de l’électricité au Québec. D’abord, parce que la production éolienne n’est pas continue et qu’il faut l’équilibrer avec l’énergie de base du réseau d’Hydro-Québec.

Le projet TES, qui veut produire sa propre énergie éolienne et solaire pour alimenter son usine d’hydrogène, pourra compter sur 150 mégawatts d’énergie fournie par Hydro-Québec, sans laquelle son projet ne serait pas viable, rappelle le spécialiste.

Ensuite, parce qu’Hydro-Québec devra transporter, au moins en partie, la nouvelle production privée qui ne pourra pas être à côté des usines, sauf exception. Il ne pense pas non plus que le privé pourra construire un réseau de transport parallèle. « Sans l’implication d’Hydro-Québec, il n’arrivera rien », croit Gaëtan Lafrance.

Le plan de la nouvelle administration d’Hydro-Québec prévoit l’augmentation de 8000 à 9000 mégawatts de sa capacité de production et l’ajout de 5000 kilomètres de lignes de transport d’ici 2035, un échéancier beaucoup trop court, selon lui.