Même sur papier, le Canadair CL-215 avait la grâce d’un fardier, et ses créateurs ne nourrissaient aucune illusion sur son élégance. « L’industrie aéronautique vient de reculer de 50 ans ! », aurait dit en rigolant Dave Hanchet*, membre de l’équipe de conception, devant ses caractéristiques : une aile droite comme une planche, déposée sur le toit d’un fuselage aussi carré qu’une boîte à chaussures.

Ce sera pourtant l’avion emblématique du constructeur québécois, au point qu’en France, on parle d’un canadair pour désigner l’appareil.

Dans l’histoire de l’aviation, une poignée de gros appareils auront été en production aussi longtemps.

Mais probablement aucun en aussi petit nombre.

Convaincre… General Dynamics

Pourtant, Canadair ne cherchait pas à concevoir un avion-citerne.

Au début des années 1960, le constructeur songeait plutôt à construire un hydravion de transport pour desservir les régions nordiques. Un pilote du Service aérien gouvernemental du Québec (SAG), qui utilisait depuis 1961 de vieux hydravions militaires Canso transformés en bombardiers d’eau, leur a plutôt suggéré de s’intéresser aux avions de lutte contre les incendies de forêt.

Invité chez Canadair, le directeur général du SAG, Paul Gagnon, convient avec l’équipe technico-commerciale du constructeur que l’appareil idéal devrait avoir une capacité de 5400 litres d’eau, 50 % de plus que le Canso.

Les ingénieurs de Canadair ont d’abord proposé des hydravions à flotteurs, avant d’arrêter leur choix sur un hydravion à coque, bimoteur et amphibie (qui peut décoller sur piste et sur eau).

IMAGE TIRÉE DE L’ARTICLE THE CANADAIR CL-215 WATER BOMBER PROGRAM, PAR L’INGÉNIEUR DE CANADAIR R. F. STAPELLS, PARU DANS SAE TRANSACTIONS EN 1968

Les trois configurations envisagées successivement par les ingénieurs de Canadair au milieu des années 1960. C’est celle du bas qui sera retenue.

Canadair était alors détenu par le conglomérat américain General Dynamics. Son président Roger Lewis « n’est pas emballé par l’idée que Canadair construise un hydravion démodé », raconte un ouvrage qui célébrait le 50anniversaire de Canadair.

Depuis 1965, Canadair est dirigé par le Québécois Frederick Ronald Kearns, natif de Quyon, en Outaouais. Il sait de quoi il parle : pilote lui-même, il avait fait 140 sorties à 20 ans sur le chasseur Spitfire pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le bombardier d’eau CL-215 « n’aurait pas existé sans la détermination de Kearns à faire approuver le projet par [...] General Dynamics », lit-on sur la page que lui consacre le Canada’s Aviation Hall of Fame.

Se rendant aux arguments de Fred Kearns, Roger Lewis donne son accord le 1er février 1966. Des commandes de 20 appareils pour le Québec et 10 pour la France sont confirmées en juin suivant.

Chez Canadair, les ingénieurs sont déjà à l’ouvrage. Le premier vol est prévu à l’automne 1967, à peine 19 mois après l’autorisation de General Dynamics. Pour raccourcir les délais, le design de l’appareil, la conception de l’outillage et la planification de la production sont menés simultanément.

IMAGE TIRÉE DE L’ARTICLE THE CANADAIR CL-215 WATER BOMBER PROGRAM, PAR L’INGÉNIEUR DE CANADAIR R. F. STAPELLS, PARU DANS SAE TRANSACTIONS EN 1968

Le profilage de la coque a fait l’objet de tests hydrodynamiques en bassin avec une maquette.

Faire passer un avion du stade de la conception préliminaire à celui de la production complète sans passer par un programme de prototypes est une première pour Canadair et une rareté dans l’industrie. Le risque inhérent à un tel programme ne peut être justifié que par les circonstances, à savoir une exigence de livraison d’avions entièrement certifiés en mars 1968.

Robert F. Stapells, chef du programme CL-215 chez Canadair, dans son article paru en 1968 dans la revue SAE Transactions

Particularités

Afin de restreindre l’outillage de production, qui influe fortement sur le prix de l’appareil, les ingénieurs simplifient les formes. Pour que les nervures internes de l’aile soient toutes identiques, son profil demeure constant d’une extrémité à l’autre.

La carlingue est construite comme une boîte de camion, avec des flancs droits, sans la moindre courbure. Seuls le toit légèrement arqué de la cabine et le cône arrondi du nez font quelques concessions à l’aérodynamisme. Le dessous du fuselage, profilé comme une coque, est le résultat de plus de 800 heures de tests de maquettes en bassin.

PHOTO FOURNIE PAR DE HAVILLAND CANADA

Des études en soufflerie sont effectuées au CNRC à Ottawa.

L’appareil est muni de deux moteurs à 18 cylindres en étoile Pratt & Whitney R-2800, dont la technologie date du début de la Seconde Guerre mondiale.

L’hydravion devra voler à basse altitude et à faible vitesse dans les perturbations causées par les incendies, négocier des virages serrés dans les corridors topographiques, et faire du rase-mottes, ou plutôt du rase-vagues, pour aspirer l’eau en effleurant la surface des lacs. Les ingénieurs ont prévu deux écopes rétractables, situées à l’arrière du redan – la petite saillie hydrodynamique dans la coque.

« Sur l’hydravion Canso, on avait une écope qui chargeait les deux réservoirs, indique le technicien d’entretien retraité Michel Blumhart. Dans le CL-215, ils ont sorti une écope pour chaque réservoir. Ça a augmenté la vitesse de chargement. »

PHOTO FOURNIE PAR DE HAVILLAND CANADA

Une équipe de techniciens de Canadair s’affaire dans la carlingue pendant la construction du modèle d’essai CF-FEUX-X en 1966.

L’appareil fait son premier vol en 1967 et son premier amerrissage l’année suivante.

Les quatre premiers appareils destinés à la France lui parviennent en 1969. Les six autres sont livrés l’année suivante. Le Québec, qui a réduit à 15 avions sa commande initiale de 20, reçoit ses premiers appareils en 1970.

Le technicien Michel Blumhart y était.

* Source : Canadair, 50 ans d’histoire, CANAV Books, 1995