Un producteur laitier risque de voir sa ferme coupée en deux par le prolongement de l’autoroute 70 au Lac-Saint-Jean. Il craint de ne pas être pleinement dédommagé pour les préjudices subis si le projet de loi 22 est adopté.

« Que l’autoroute me passe dessus, mais qu’on soit bien dédommagé ou déplacé, on fait avec, mais savoir que je vais recevoir une bouchée de pain et que je vais être vendu comme le dernier des pas solvables, ça me crée de l’anxiété », dit au téléphone Jean-Michel Gagnon, propriétaire de la ferme Gagnon Saint-Bruno, au Lac-Saint-Jean. Il exploite un troupeau de 100 vaches holsteins et cultive une terre d’environ 140 hectares.

Jean-Michel représente la cinquième génération de Gagnon à exploiter la ferme du 8Rang, à Saint-Bruno, depuis 1901.

« On a déjà eu plusieurs rencontres avec le [ministère des Transports], indique M. Gagnon. On sait que le corridor autoroutier va scinder ma terre en deux, c’est sûr à 100 %. Le tracé final doit sortir au printemps prochain. »

PHOTO FOURNIE PAR LA FERME GAGNON

Jean-Michel Gagnon, propriétaire de la ferme Gagnon Saint-Bruno, au Lac-Saint-Jean

Aux dires de la ministre responsable du projet, Geneviève Guilbault, le projet de loi 22 a pour objectif de donner plus de prévisibilité au sujet des indemnités à verser en cas d’expropriation et de réduire les délais.

L’étude détaillée du projet de loi en commission parlementaire s’est terminée le 9 novembre. Des dizaines d’amendements ont été adoptés. La prise en considération du rapport de la commission parlementaire et l’adoption du projet de loi amendé doivent suivre prochainement.

En vertu du projet de loi 22 (PL 22), l’indemnité immobilière à verser à l’exproprié devra normalement être composée de la valeur marchande de la propriété à laquelle s’ajoutent une série d’indemnités, certaines plafonnées, pour compenser les préjudices.

En comparaison, les règles en vigueur depuis 40 ans en matière d’expropriation déterminent d’abord l’usage le meilleur et le plus profitable de la propriété et fixent ensuite l’indemnité sur la base de l’utilisation optimale de la valeur au propriétaire. De plus, le préjudice directement subi est toujours pleinement compensé.

« Juste d’enlever la valeur au propriétaire, c’est déjà gros, soutient M. Gagnon. Normalement, on payait l’usage le meilleur et le plus profitable, pas la valeur marchande. »

Selon le futur exproprié, une terre agricole vaut aujourd’hui 2850 $ l’hectare dans son patelin. Selon un scénario à l’étude, le ministère des Transports va retrancher 20 hectares approximativement en diagonale, soit une valeur marchande totale de 57 000 $ pour 20 hectares de terre.

ILLUSTRATION FOURNIE PAR LA FERME GAGNON

Les zones en bleu représentent les terres appartenant à Jean-Michel Gagnon après l’expropriation. Une décision finale au sujet du corridor autoroutier suivra le dépôt de l’étude d’impact sur l’environnement prévu en 2024.

Les préjudices à venir sont nombreux, à en croire M. Gagnon. Dorénavant enclavée sur une petite parcelle de terre, son étable sera isolée de la terre cultivée, qui va se retrouver de l’autre côté de l’autoroute. Il n’y a pas de terre disponible dans les alentours pour remplacer les 20 hectares qu’il perdra, soutient-il. Faute de terre pour nourrir ses bêtes et épandre le fumier, ses projets d’agrandissement sont compromis, lui qui achète du quota de lait régulièrement, souligne-t-il.

L’article 102 du PL 22 ne reconnaît pas comme préjudice causé directement par l’expropriation la perte de bénéfice découlant de celle-ci.

« Si la ferme tombe non rentable, ajoute-t-il, ça peut aller au licenciement de mes employés, et je vais devoir payer des indemnités de départ. »

« Je ne suis pas à vendre, répète-t-il. Le gouvernement m’achète contre mon gré. Il faut qu’il me dédommage. Il ne faut pas prendre la valeur marchande, sinon on va revenir à l’époque des expropriés du parc Forillon dans les années 1970. »

Pour rappel, le gouvernement du Québec a exproprié 225 familles en 1970 pour créer le parc national Forillon, en Gaspésie. La plupart des familles se sont appauvries. La compensation financière était bien en deçà de la valeur pour reconstruire une maison. Après une victoire en justice des années plus tard, des démarches ont été entreprises pour rouvrir les premiers dossiers réglés avec l’intervention du premier protecteur du citoyen de la province, MLouis Marceau, dont la décision du 15 septembre 1975 dans le dossier des expropriés de Forillon a marqué l’institution.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Une plaque à la mémoire des expropriés de Forillon

La Presse a demandé à l’avocat qui a défendu avec succès 125 expropriés de Forillon devant la Cour d’appel son avis sur le PL 22. « Je me dis que si cette réforme avait été en place au moment de l’expropriation de Forillon, tous les expropriés à peu près auraient perdu trois, quatre, même cinq fois la valeur de la propriété qui leur a été accordée, avance MLionel Bernier, dans un entretien. Les experts du gouvernement essayaient de passer la formule de la valeur marchande, alors que moi, je défendais à l’époque la valeur au propriétaire. »

Des craintes fondées ?

« L’agriculteur qui va voir sa terre coupée en deux va-t-il être pleinement dédommagé ? », se demande à voix haute le député libéral de L’Acadie, André Morin, que La Presse a joint. Porte-parole de l’opposition officielle en matière de transport, ce juriste a multiplié les questions pendant la cinquantaine d’heures qu’a duré l’analyse du PL 22. « On m’a répondu que l’agriculteur ne devrait pas perdre, dit-il dans un entretien. S’il ne peut plus utiliser sa terre, on va travailler à lui en trouver une autre. C’est la réponse du gouvernement. »

« Malheureusement, je suis obligé de vous dire : on verra », convient le député André Morin.

De son côté, le ministère des Transports se montre rassurant. « Ce propriétaire recevra la juste valeur marchande de son terrain. La loi prévoit également des possibilités de dédommagement en cas de pertes de revenus, qui seraient dédommagées de la même manière que dans la Loi sur l’expropriation actuelle », avance son porte-parole Nicolas Vigneault, en insistant pour dire que le tracé définitif de l’autoroute n’est pas encore arrêté.