Une nouvelle enquête de l’International Consortium of Investigative Journalists révèle comment Chypre sert de plaque tournante pour l’argent sale d’oligarques, de régimes autoritaires et de criminels. Un carrefour de fonds douteux, complètement chambardé par les sanctions contre Moscou.

Alors que les bombes pleuvent sur l’Ukraine le 1er mars 2022, de nombreux courriels portant la mention « urgent » arrivent dans des cabinets professionnels de Chypre. L’un d’entre eux concerne des entreprises du multimilliardaire Alexeï Mordachov, que l’Union européenne (UE) a placé sous sanction la veille. PwC tâche de finaliser rapidement le transfert aux Îles Vierges britanniques d’un de ses investissements, d’une valeur de 1,4 milliard US.

Par une série de transactions offshore, ses actions indirectes dans le plus grand voyagiste au monde, l’allemand TUI, sont ainsi passées à une compagnie… de sa compagne.

PHOTO MAXIM SHEMETOV, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Alexeï Mordachov, en 2014

Ces documents font partie de Cyprus Confidential, de nouvelles fuites de données sur Chypre qu’a obtenues le Consortium (ICIJ). Cette équipe est également à l’origine des Panama Papers et des Pandora Papers, deux autres enquêtes internationales qui ont bouleversé le monde de la finance offshore, en 2016 et 2021.

Depuis huit mois, l’organisation coordonne le travail basé sur ces informations. La Presse et Radio-Canada y ont participé, avec 67 autres médias dans 55 pays.

L’enquête montre comment des entreprises de Chypre ont permis de faire circuler l’argent des collaborateurs du régime de Vladimir Poutine, même après l’invasion de l’Ukraine en février 2022 et les sanctions internationales. En tout, l’ICIJ et ses partenaires ont trouvé dans les données près de 800 compagnies et fiducies contrôlées ou détenues par des Russes sanctionnés depuis 2014, année où Moscou envahissait la Crimée.

« Manque de crédibilité »

En tant que membre de l’UE, Chypre doit répondre à des normes sur le blanchiment d’argent. Mais l’île « manque de crédibilité », dit Alexander Apostolides, historien de l’économie dans l’île, en entrevue avec l’équipe allemande de Paper Trail Media, l’un des partenaires principaux de l’ICIJ dans cette enquête. « Les professionnels semblent trouver des voies pour contourner la réglementation et faire des choses qui sont soit illégales, soit immorales. »

Le chercheur a fait partie du Conseil économique de l’ex-président du pays Níkos Anastasiádis jusqu’en 2017. Selon lui, le pays « doit montrer qu’il est prêt à mettre en place des règles dignes de 2023 », s’il veut conserver sa grande industrie de services financiers.

Les données de Cyprus Confidential contiennent 3,6 millions de documents issus de sept fuites de sources différentes, dont six cabinets de services administratifs qui organisent les affaires de leurs riches clients à Chypre.

  • L’équipe allemande de journalistes d’enquête Paper Trail Media a obtenu les données des cabinets Cypcodirect, ConnectedSky et Kallias & Associates, ainsi que les renseignements issus du registre d’entreprises i-Cyprus, qui vend de l’information sur les entreprises de Chypre ;
  • L’organisme sans but lucratif de diffusion de fuites Distributed Denial of Secrets (DDOS) a obtenu une fuite de données des cabinets MeritServus et MertitKapital ;
  • L’organisme Organized Crime and Corruption Project (OCCRP) a obtenu les données du cabinet DJC Accountants.

Les documents datent des années 1990 à 2022. Elles incluent des vérifications diligentes et des rapports financiers confidentiels, des courriels et des relevés bancaires, notamment.

Le rôle de PwC

Cyprus Confidential décrit notamment la façon dont l’antenne chypriote de PwC a aidé des oligarques russes à mettre leurs richesses à l’abri des sanctions occidentales. Mais leurs efforts pour protéger les intérêts de Mordachov dans TUI pourraient s’avérer vains.

PHOTO ZDF

L’immeuble du cabinet comptable PwC à Limassol, à Chypre

Contacté par l’équipe de journalistes d’enquête allemands Paper Trail Media, le voyagiste affirme que la transaction est invalide à cause des sanctions et qu’une enquête financière est ouverte en Allemagne. « Les actions continuent donc d’être détenues indirectement par M. Mordachov », selon un porte-parole de TUI.

Au Canada, TUI était actionnaire du voyagiste Sunwing à 49 % quand le transporteur Westjet l’a racheté, en mars dernier. Après la transaction, TUI est devenu actionnaire de WestJet

Les derniers documents sur la transaction de 1,4 milliard US de Mordachov sur TUI, que La Presse a repérés dans Cyprus Confidential, datent du 2 mars 2022, soit deux jours après l’imposition des sanctions européennes. Dans une réponse à Paper Trail Media, le ministère des Finances de Chypre précise qu’une enquête criminelle est en cours à ce sujet.

Contacté par l’ICIJ, l’entourage de l’oligarque assure que « toute l’information sur le transfert de parts » de TUI avait été divulguée aux autorités. « Pas une seule fois dans sa longue carrière M. Mordachov, ou l’une de ses compagnies, n’a violé une quelconque loi, en Europe, en Russie ou ailleurs », affirme sa porte-parole Anastasia Mishanina.

Dans un message au quotidien britannique The Guardian, collaborateur de l’ICIJ, un porte-parole de PwC à Londres, Mike Davies, affirme que le cabinet « n’était pas au courant d’une enquête criminelle » sur le transfert des parts de TUI. « Toute allégation de violation des lois et règlements est prise très au sérieux, soumise à une enquête et les actions appropriées sont prises. »

Outre Mordachov, PwC comptait aussi parmi ses clients Alexander Abramov et Alexander Frolov, deux autres oligarques sous sanctions liés à Evraz PLC, le sidérurgiste russe qui fournit le gros des rails utilisés pour le transport d’armes et de munitions vers l’Ukraine.

PwC dit s’être débarrassé de 60 clients depuis février 2022. En septembre, l’antenne chypriote du cabinet annonçait une « contraction significative » de ses activités due à l’observation des sanctions contre Moscou.

Moscou-sur-Méditerranée

Le grand cabinet d’audit-comptable est loin d’être le seul en cause. L’ICIJ a identifié dans les données les deux tiers des 104 milliardaires russes mentionnés dans le palmarès du magazine Forbes en 2023. Des entreprises de services administratifs chypriotes desservent notamment 44 « personnes politiquement exposées » : des officiels, leurs proches et d’autres individus liés à des sociétés d’État et des organisations à risque de corruption ou d’activités illicites.

Dans une déclaration à l’ICIJ, le porte-parole du gouvernement chypriote, Konstantinos Letymbiotis, assure que l’administration actuelle, en place depuis mars 2023, exerce la « tolérance zéro » pour les violations des sanctions et des lois. « Notre gouvernement s’engage sans équivoque à lutter contre la corruption et la finance illicite », dit-il.

Cyrus Confidential présente des détails sur les investissements de certains oligarques dans le sport professionnel et leur train de vie opulent, avec leurs yachts, leurs propriétés de luxe et leurs collections d’art.

De nombreux détails concernent Roman Abramovitch, propriétaire du club de soccer Chelsea FC à Londres jusqu’en 2022. Les données contiennent les contrats qu’une de ses sociétés a signés pour des concerts privés d’une brochette de vedettes mondiales : Prince, Sting, Red Hot Chili Peppers, Amy Winehouse…

PHOTO BEN STANSALL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Roman Abramovitch

Régime syrien

Outre les proches de Moscou, des régimes corrompus ou carrément criminels comptent aussi parmi les clients des cabinets chypriotes, comme celui du dictateur syrien Bachar al-Assad, un allié de la Russie accusé de crimes de guerre.

La société d’État Syrian Petroleum Company a utilisé un intermédiaire de l’île pour contourner l’interdiction américaine de commercer avec la Syrie et tenter d’acheter du matériel d’exploitation pétrolière au Texas, révèle l’une des enquêtes de l’ICIJ.

Lisez les articles de l’ICIJ dans le cadre du projet Cyprus Confidential (en anglais)

Avec la collaboration de : Spencer Woodman, Matei Rosca, David Kenner, Dean Starkman, Tanya Kozyreva, David Rowell, Whitney Joiner, Fergus Shiel, Delphine Reuter, Karrie Kehoe, Jelena Cosic, Jesus Escudero, Agustin Armendariz, Miguel Fiandor, Denise Ajiri, Emilia Diaz-Struck, Scilla Alecci, Brenda Medina, Eve Sampson, Richard H. P. Sia, Kathleen Cahill, Angie Wu, Tom Stites, Hamish Boland-Rudder, Joanna Robin, Carmen Molina Acosta, Hans Koberstein (ZDF), Bastian Obermayer, Frederik Obermaier, Sophia Baumann and Timo Schober (Paper Trail Media/Der Spiegel), Kira Zalan (OCCRP), Luc Caregari (Reporter. lu), Simon Goodley (The Guardian)

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    Nombre d’individus sanctionnés trouvés parmi les clients des cabinets de Chypre dont les données font partie de la fuite Cyprus Confidential. Parmi eux, 25 ont été mis sous sanctions dès l’invasion de la Crimée en 2014.
    Source : International Consortium of Investigative Journalist