Les océans s’avèrent houleux pour le promoteur immobilier Vincent Chiara, qui a acheté 10 navires-cargos pour 65 millions US en 2017. Son partenaire armateur le poursuit pour 3,9 millions de dollars canadiens et lui reproche de s’être « rempli largement les poches » à ses dépens. Six ans après le début de ce voyage en mer qui devait durer six mois, les problèmes de sécurité et mécaniques des bateaux lui font amèrement regretter son investissement, financé par un prêt de l’homme d’affaires Lino Saputo.

« Longue histoire courte, cette aventure a été un câlice de désastre. Parce que bon, je ne pense pas qu’à la fin, je vais sortir mon argent, et Saputo, je vais lui devoir le prêt », résume Vincent Chiara, en entrevue avec La Presse.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Le promoteur Vincent Chiara tente tant bien que mal de mettre un terme à son entreprise en mer.

Par-dessus le marché, il doit préparer sa défense contre l’armateur montréalais Talal Hallak, « l’ami d’un ami » qu’il dit avoir voulu aider en mettant la main sur six navires de « cargo général » et quatre bateaux-citernes pour produits chimiques et pétroliers.

En 2017, M. Hallak tentait de récupérer les 4,7 millions US que lui devait son ancien partenaire, un propriétaire de vaisseaux marchands suisse, en faillite. « J’ai commencé à lui avancer des fonds pour payer ses avocats », dit M. Chiara.

Un jour, l’armateur lui a fait une proposition : les navires de son ex-partenaire allaient être liquidés. Pourquoi ne pas les racheter à bas prix ?

« Ça fait que là, il essaie de me convaincre : il faudrait acheter les bateaux, c’est un deal, je vais les opérer, on va faire de l’argent avec, on va les revendre… Ça fait que… il m’a convaincu d’acheter les bateaux avec lui », dit M. Chiara en soupirant.

M. Chiara a ouvert des entreprises à la Barbade, l’un des pavillons les plus largement utilisés dans la marine marchande. Ces entreprises ont ensuite acheté les 10 navires, à partir de mai 2017. Prix total : 67,5 millions US, dont 2,5 millions en provenance d’une entreprise de M. Hallak.

Le reste venait presque entièrement de Jolina Capital, le holding de Lino Saputo : un prêt d’une « soixantaine de millions » américains à 4 % d’intérêt. « Moi, je n’ai pas mis tant que ça, mais au bout de la ligne, je vais être responsable, dit Vincent Chiara. Si je réussis à vendre les bateaux pour 50 millions, je vais faire un chèque de 10 millions ! »

Une flotte sur les bras

Le promoteur est formel : en 2017, il a « immédiatement » mis les navires en vente en contactant un courtier à Londres. Le plan était de les exploiter en attendant de trouver le bon prix.

Mais en novembre 2018, Talal Hallak et les entreprises de Vincent Chiara n’avaient toujours revendu aucun bateau. Et la flotte multipliait les problèmes sur tous les océans : depuis 2017, six des navires sont restés détenus dans des ports, de Salaberry-de-Valleyfield à la Chine, pour des problèmes de sécurité ou mécaniques.

Des problèmes sur trois continents
  • Le cargo Stella, nommé en l’honneur de la femme de Vincent Chiara. Le navire a connu une dure année 2018, avec 12 inspections, dont 7 ordonnées par la Garde côtière américaine. Il a été retenu au Texas pour des problèmes avec ses systèmes de sécurité et de protection de l’environnement, notamment. Il a été revendu en 2019.

    PHOTO UWE JANSSEN

    Le cargo Stella, nommé en l’honneur de la femme de Vincent Chiara. Le navire a connu une dure année 2018, avec 12 inspections, dont 7 ordonnées par la Garde côtière américaine. Il a été retenu au Texas pour des problèmes avec ses systèmes de sécurité et de protection de l’environnement, notamment. Il a été revendu en 2019.

  • Le cargo Jennifer H, revendu en janvier 2019, ici devant Bremerhaven, en Allemagne. Le navire est resté bloqué 297 jours dans ce pays en 2018, après avoir échappé au contrôle de son équipage en pleine Manche.

    PHOTO HELMUT SEGER

    Le cargo Jennifer H, revendu en janvier 2019, ici devant Bremerhaven, en Allemagne. Le navire est resté bloqué 297 jours dans ce pays en 2018, après avoir échappé au contrôle de son équipage en pleine Manche.

  • Le cargo Maria Carla, revendu en 2021, a été retenu à quai en Chine et en France pour des problèmes avec ses systèmes d’urgence.

    PHOTO BRIAN W. SCOTT

    Le cargo Maria Carla, revendu en 2021, a été retenu à quai en Chine et en France pour des problèmes avec ses systèmes d’urgence.

  • Le Mirella S devant San Francisco en 2022. Il appartient toujours à une entreprise de Vincent Chiara, qui l’a baptisé en l’honneur de la femme de Lino Saputo.

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    Le Mirella S devant San Francisco en 2022. Il appartient toujours à une entreprise de Vincent Chiara, qui l’a baptisé en l’honneur de la femme de Lino Saputo.

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Le promoteur a alors retiré à M. Hallak la responsabilité de gérer les bateaux pour la confier à une autre entreprise.

Les problèmes ont continué, mais des navires ont enfin trouvé preneur. « J’avais l’impression que moi, j’étais motivé à vendre, mais que lui, il l’était pas mal moins », dit le promoteur.

De 2019 à 2021, les sociétés du promoteur ont revendu six des dix navires, pour un total de 30,7 millions US. En mai 2023, un septième bateau a trouvé preneur, pour une somme jamais divulguée.

L’entreprise de M. Hallak, General MPP Carriers Ltd. affirme dans sa poursuite qu’elle n’a « jamais reçu un seul dollar en remboursement de capital et/ou participation dans les profits » après la vente des navires. Selon la société, son entente prévoyait pourtant qu’elle toucherait 15 % des revenus d’exploitation des bateaux ou des profits issus de leur revente, en échange des 2,5 millions US investis et de son travail de gestion.

PHOTO TIRÉE DE LINKEDIN

L’armateur montréalais Talal Hallak réclame 3,9 millions à Vincent Chiara.

Le mois dernier, General MPP a donc déposé une poursuite de 3,3 millions de dollars canadiens contre les entreprises de Vincent Chiara, leur reprochant des « agissements abusifs ». Une autre société de l’armateur réclame aussi des frais de gestion de navire de 600 600 $. Au total, les entreprises de M. Hallak réclament donc 3,9 millions à celles de M. Chiara.

General MPP affirme que ses droits « ont été bafoués tout au long de la période d’exploitation des navires ».

Contacté par La Presse, Talal Hallak refuse de commenter cette affaire parce qu’elle se retrouve au tribunal.

La croisière ne s’amuse pas

Aujourd’hui, les entreprises de Vincent Chiara détiennent toujours trois bateaux-citernes, dont l’Emanuele S, qui porte le nom de baptême de Lino Saputo. Un autre s’appelle Mirella S, en l’honneur de sa femme. Une idée de M. Chiara.

Il n’était même pas au courant. C’était juste pour lui faire plaisir. Je me suis dit : ‟Je vais lui envoyer des photos avec son nom là-dessus.” C’est juste drôle.

Vincent Chiara

L’exploitation des navires s’avère beaucoup moins rigolote. « Régulièrement, j’entends des histoires d’horreur », affirme M. Chiara d’emblée.

L’Emanuele S, qui peut transporter de l’essence, de l’acide sulfurique ou d’autres produits chimiques, a été retenu à quai à Salaberry-de-Valleyfield et à Port-Alfred, en 2017 et en 2020. En cause, de nombreuses déficiences détectées à bord, comme des bateaux de sauvetage et des clapets de ventilation anti-incendie endommagés, voire carrément « inopérants ».

L’un des cargos, le Jennifer H, est même devenu incontrôlable dans la Manche en mars 2018 à la suite d’avaries au moteur principal. Après l’intervention d’urgence d’un remorqueur français, les mécaniciens sont parvenus à faire repartir le bateau, mais il est rapidement retombé en panne. Remorqué en Allemagne, il y est resté 297 jours, selon le site d’Equasis, un organisme européen qui vise à promouvoir la qualité de la marine marchande dans le monde.

Vincent Chiara ne manque pas d’anecdotes sur les problèmes des navires. « Un jour, ils ont oublié d’attacher la cargaison durant le voyage. Elle s’est déplacée, puis elle s’est brisée. On a eu une réclamation d’assurance, de je ne sais pas combien de millions, l’assureur ne voulait pas payer… Je me suis dit : tab…, dans quoi je me suis embarqué ? »

Mais le promoteur montréalais insiste : ces problèmes ne relèvent pas de sa responsabilité, à titre de propriétaire des navires, dit-il. « On n’opère pas les bateaux, on les donne à des opérateurs qui louent les bateaux. »

Qui est Vincent Chiara ?

  • Né en 1961
  • Avocat
  • Président et fondateur du Groupe Mach
  • Il dirige aujourd’hui un empire immobilier de 250 propriétés au Québec, en Ontario et en Nouvelle-Écosse.
  • Son parc immobilier comprend notamment plusieurs gratte-ciel du centre-ville de Montréal, comme la Tour de la Bourse et le 1000 De La Gauchetière, détenus notamment avec Lino Saputo.
  • Il a racheté le détaillant d’articles de plein air La Cordée en 2020.