Pendant deux ans, Walter Isaacson s’est immergé dans la vie d’Elon Musk pour rédiger la biographie de l’homme le plus riche du monde. Les révélations du livre, sorti le 12 septembre, ont déjà fait les gros titres : les cicatrices psychologiques que Musk garde de la manière dont son père l’a traité lorsqu’il était enfant ; sa décision de limiter l’accès de l’Ukraine au réseau de satellites Starlink pour empêcher les opérations militaires ; sa décision de dernière minute de licencier les principaux dirigeants de Twitter avant que leurs options d’achat d’actions ne puissent être acquises.

M. Isaacson se débat avec les traits de caractère contradictoires de M. Musk : c’est un entrepreneur remarquablement talentueux et tenace qui a dirigé certaines des entreprises les plus novatrices de notre époque. Mais il manque aussi d’empathie pour beaucoup de gens autour de lui, et son comportement impétueux a suscité des questions sur la façon dont il gère son pouvoir hors du commun.

M. Isaacson s’est entretenu avec le New York Times avant la publication de l’ouvrage. Cette conversation a été condensée pour plus de clarté.

PHOTO HANNIBAL HANSCHKE, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Elon Musk

Musk a-t-il déjà lu le livre ?

Je ne sais pas. Il n’a pas demandé d’exemplaire et je ne lui en ai pas envoyé.

Avez-vous eu de ses nouvelles depuis la publication de certains extraits ?

Oui, mais il ne m’a pas fait part de réactions fortes. Il semble remarquablement optimiste.

Que pensiez-vous de lui avant de commencer à travailler sur le livre ?

Tout a commencé avant son aventure sur Twitter : il était devenu la « personne de l’année » du magazine Time, avait créé une entreprise de voitures électriques dont la valeur dépassait celle de toutes les autres entreprises automobiles réunies et avait mis des astronautes en orbite. Évidemment, il est devenu beaucoup plus intéressant et provocateur lorsqu’il a commencé à acheter Twitter.

En quoi votre opinion sur lui a-t-elle changé ?

Je savais qu’il était imprévisible. Je savais qu’il était impulsif. Mais le voir de près, surtout après qu’il s’est engagé sur la voie de Twitter, m’a fait vivre des montagnes russes bien plus passionnantes.

Que pense-t-il du pouvoir et de l’influence qu’il a accumulés grâce au succès de Tesla, de SpaceX, de Starlink et de l’énorme mégaphone qu’est le réseau X ?

Il a une vision épique de lui-même, presque comme s’il était un personnage de bande dessinée portant son caleçon à l’extérieur, essayant de sauver le monde. Mais j’ai été surpris de le voir soudain prendre conscience de la difficulté d’avoir autant de pouvoir, comme celui de contrôler où Starlink peut être utilisé par l’Ukraine.

Pensez-vous qu’il se rend compte de l’énormité de son pouvoir et, par conséquent, de sa responsabilité ?

Je ne pense pas qu’il le comprenne lorsqu’il s’agit de X. Il est impulsif et parfois contradictoire dans sa façon de traiter les questions de modération. En revanche, je pense qu’il est pleinement conscient du pouvoir et de la responsabilité qui découlent du fait d’être la seule entité à pouvoir mettre en orbite les astronautes et les satellites militaires américains.

Savoure-t-il ce pouvoir ou le considère-t-il comme un poids ?

Il n’y a pas un seul Elon Musk. Il a de multiples humeurs. Il y a des moments où il se voit en épopée, et d’autres où il se dit : « D’accord, je dois être plus prudent. »

Compte tenu du temps que vous avez passé avec lui, pensez-vous comprendre ce qui le motive ?

Nous avons tous des démons dans la tête depuis l’enfance, et il en a deux ordres de grandeur de plus que la plupart d’entre nous. Il a été capable d’exploiter ces démons pour en faire une force motrice. « Je dois faire en sorte que les humains aillent sur Mars, nous faire entrer dans l’ère des véhicules électriques et m’assurer que l’IA est sûre. » Il s’agit de trois grandes missions que je pensais être des paroles en l’air, mais qui le motivent vraiment. Il a aussi un tel besoin d’excitation, de drame et de risque que chaque fois que les choses vont bien, il ne peut pas s’en contenter ou les savourer. Il doit remettre tous ses jetons sur la table, ce qui signifie qu’il peut soit se mettre en orbite, soit s’effondrer.

Y a-t-il eu un moment où vous vous êtes dit : « Il va me pousser hors de la pièce » ou « Je ne vais plus avoir accès à lui » au milieu du projet ?

Je m’y attendais et j’ai été sincèrement surpris que cela ne se produise jamais. Je m’attendais à ce qu’il me dise : « Tu dois partir maintenant. » Cela ne s’est produit qu’à des moments où il était question de SpaceX et d’informations classifiées. Il disait alors : « Pouvez-vous quitter la salle pour cela ? Vous n’avez pas l’autorisation de sécurité. »

Vous avez vu de l’intérieur de nombreux titres faire la une des journaux. Dans quelle mesure étiez-vous conscient de l’ampleur de la nouvelle qui était en train de se faire ?

Un vendredi soir, alors que je venais de passer beaucoup de temps avec lui, je suis rentré à La Nouvelle-Orléans. J’assistais à un match de football dans mon ancienne école secondaire et mon téléphone a commencé à vibrer. C’était la nuit où Musk s’occupait des problèmes de Starlink et de Crimée avec l’Ukraine. Je me souviens que je me tenais derrière les gradins et que j’étais quelque peu étonné que tout cela se produise en temps réel. Il m’a ensuite montré les messages textes cryptés qu’il échangeait avec Mykhailo Fedorov, le vice-premier ministre ukrainien.

Mais j’ai été tout aussi stupéfait lorsque j’ai assisté à de multiples réunions chaque semaine, au cours desquelles les participants discutaient de la manière dont, une fois qu’ils auraient colonisé Mars, le gouvernement se présenterait, la manière dont les décisions seraient prises, comment et où les gens vivraient, qui contrôlerait les robots. Et je me disais : « C’est de la folie. » Vous savez, je suis une personne normale et voilà que ces gens parlent de la façon de gouverner les communautés sur Mars.

Vous décrivez Musk comme presque joyeux lorsqu’il a licencié le PDG de Twitter et ses lieutenants pour les empêcher de percevoir des indemnités lorsque l’accord a été conclu. Cela fait maintenant l’objet d’une poursuite judiciaire. Qu’avez-vous pensé en observant ce qui se passait ?

Il pensait qu’ils l’avaient induit en erreur. Et comme un enfant qui va dans un camp de vacances, il a appris : « Je dois frapper les gens sur le nez quand ils font ça. » C’est une personne qui aime le combat, que ce soit en jouant à Elden Ring sur son téléphone ou en s’engageant dans des batailles combatives sur Twitter. Les perturbateurs ont tendance à être vraiment perturbateurs. Et cela n’excuse pas le fait qu’ils fassent ce genre de choses, mais cela fait partie intégrante de ce qu’ils sont.

Vous avez écrit sur un certain nombre de personnes – Benjamin Franklin, Léonard de Vinci, Steve Jobs, entre autres – qui ont, d’une manière ou d’une autre, changé le monde. Quelle est la place de Musk dans ce groupe ?

J’ai écrit sur trois personnes qui ont profondément marqué notre époque. La première est Steve Jobs, qui nous a fait entrer dans l’ère numérique avec des ordinateurs conviviaux et un millier de chansons dans nos poches et nos téléphones. La deuxième est Jennifer Doudna, qui a contribué à la découverte de l’outil appelé CRISPR, qui nous permet de modifier nos propres gènes. Et maintenant, Musk. Je pense qu’il aura un impact durable, car, plus que quiconque, il nous a fait entrer dans l’ère des véhicules électriques, alors que les grands constructeurs automobiles y avaient renoncé, et dans l’espace. Mais entre-temps, je pense aussi qu’il a des inconvénients. Je pense que dans 10 ou 20 ans, il sera considéré comme quelqu’un d’important et de controversé.

Elon Musk

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Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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